"Cyrano de Bergerac" à la Porte Saint-Martin : la preuve que ce misanthrope vénéré et redouté peut traverser les siècles avec panache

À voir : si vous avez le cœur passionné

Jusqu'au 17 mai
au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris


"Moi c'est moralement que j'ai mes élégances"

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand


Il y aurait de quoi crier « Au fou » en découvrant Cyrano de Bergerac au beau milieu d'un asile psychiatrique. Et pourtant, l'insolite mise en scène de Dominique Pitoiset fait résonner haut et fort le verbe passionné du cadet de Gascogne le plus célèbre de l'Histoire.

Une image est saisissante : celle de Philippe Torreton vêtu d'une cape, de cuissardes, feutre à terre, brandissant sa lame au-dessus de son crâne « assassiné »  et éclairé d'un jet puissant de lumière jaunie. C'est la lune qu'il appelle et qui l'appelle. Car c'est la fin, et le public le sait bien. Mais comme statufié pour l'éternité, la figure séculaire du Cyrano de Bergerac intemporel apparaît soudainement sous nos yeux, opérant un retour en arrière émouvant vers la toute première représentation de la pièce d'Edmond Rostand qui eut lieu, il y a cent-vingt ans, dans ce même théâtre, devant ces mêmes fauteuils.

Une relecture absolument captivante

Émotion : voilà le maître mot (et qui paraît encore trop plat) pour décrire cette mise en scène de Dominique Pitoiset inattendue et réjouissante (Une reprise de la saison 2014 du Théâtre de l'Odéon). Une salle façon préfabriqués, des tables de collège, une lumière rasante de néons malades se reflétant sur d’interminables carreaux blancs et des types étranges en jogging, T-shirt crasseux, et tics en diable, qui entrent un à un dans cette pièce plutôt sale. Cyrano ? Edmond Rostand ? Où est l’épée qui « s’engourdit » ? « Le grand manteau qui me calfeutre » ? Toutes interrogations de la sorte sont bien vite balayées car le texte - ce fameux - résonne intensément dans ce décor sans panache ni transcendance. Mais comment ? La pièce très connue ne cesse ici de surprendre, par petits soubresauts d’émotion, de rire ou de stupéfaction. Les premières lettres envoyées par Christian à Roxane flottent au vent, étendues sur des fils à linges disposés par Cyrano (le trivial mêlé au sublime, là encore). La scène du balcon se joue via Skype et un Mac, projetant sur grand écran le visage tour-à-tour stupéfait, touché et exalté d’une Roxane décidément aussi fondue que les autres (mais ne l’est-elle pas dans le roman, amoureuse effrénée qu’elle est de l’Amour ?). Un juke-box de bar miteux traîne dans l’avant-scène et entonne, dans des instants hilarants ou terriblement émouvants, des airs bien connus de la pop anglaise. Et surtout, chaque personnage revisite à merveille son texte dans une sorte de chorégraphie chorale d’aliénés bêtas, doucereux ou admiratifs et suivant, hébétés, les exploits de leur « héros ». Sous le regard amusé et intrigué du spectateur, ces êtres amochis, beaufisés, voires grossiers se gratte, pour l’un, l’entre-jambes sans discontinuer, en jouant admirablement le demeuré – yeux sautillants et mâchoire rythmée par les tocs, pour l’autre (extraordinaire rôle qu’est De Guiche, ici l’excellent Daniel Martin), s’emporte tel un ours rugissant (Se serait-il inspiré du général Radlov sous l’emprise de la vodka dans une scène hilarante du « Barbier de Sibérie » ?) retrouvant ainsi l’honneur auprès de ses Gascons de frères. Le tout donne un atour plus tendre que ce que l’on imagine de l’ambiance d’un asile de pauvres fous. Et renvoie finalement le spectateur face à ses contradictions, celles d'un voyeur et d’un attentiste confondu dans une société qui enfermerait et réduirait au silence ses meilleures ouailles (les plus naïves et à grande hauteur d’âme). Car n’est-ce pas, comme l’exprime Philippe Torreton « une des très rares pièces où le personnage tire sa révérence en disant son fait au public qui le regarde ! » ?

Un grandiose emportement signé Philippe Torreton

Molière du meilleur comédien 2014, Philippe Torreton, défenseur enflammé et enfiévré de la poésie comme de l'engagement politique et social, a trouvé là un rôle sur-mesure. Il en est habité de toutes parts : de ce nez protubérant et laid qu'on lui a fabriqué, de sa voix profonde d'où sortent ces mots si grands, de cet accoutrement crasseux, enfin, avec lesquels il parvient à faire émerger la superbe du fin fond de la misère (affective et sociale). Oui, ici, il est un Cyrano triste, fier d’attiser la haine autour de sa personne mais incroyablement frondeur. La folie de cet être excessif est donc littérale dans cet antre fiévreuse d’aliénés mentaux, prêts à s'inventer un monde entre deux bouffes dans des barquettes en plastique ou des bagarres d'adolescents attardés. Comme les vers incroyables de Cyrano sonnent bien sous sa grande moustache. Du rire aux larmes, le phrasé de Philippe Torreton tient éveillé l’assistance encore et toujours (et à jamais) haletante. Car il s’engage à l’égard du personnage jusqu’à l’épuisement, dévoilant tout dans une générosité de jeu sans pareille - « Un acteur qui se contenterait de débiter un texte pareil, ce serait un outrage » dit-il. Et le public, montré du doigt, se lève à chaque fois, pour lui faire un triomphe. 

Claire BONNOT

"Cyrano de Bergerac" de Edmond Rostand, mise en scène de Dominique Pitoiset
Jusqu'au 17 Mai
Théâtre de la Porte Saint-Martin, 18, boulevard Saint-Martin, 75010 PARIS.
Du mardi au vendredi à 20h. Samedi à 20h30. Dimanche à 17h.