"Forever (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch)" par Boris Charmatz : danser à corps et cœur perdus

À voir si : vous avez le cœur passionné

Du 14 au 21 juillet 2024
Au Festival IN d’Avignon

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon


“Nous essayons de danser Café Müller pour toujours et à jamais”

Boris Charmatz, directeur artistique du Tanztheater Wuppertal


Pièce mythique sur l’échec du désir, « Café Müller » de Pina Bausch est intégrée dans un espace-temps multiple, l’émouvant « Forever », chorégraphie-théâtre du nouveau directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, Boris Charmatz. Une ode à l’essence de la danse et aux mouvements infinis de nos vies.

Nous entrons à La FabricA, cette salle de spectacle aux dimensions de la Cour d’honneur, située en-dehors des remparts. Nous montons, en silence, les hautes marches qui nous mènent aux gradins élevés et aux enfilades de couloirs qui donnent sur la scène. C’est que, depuis quelques heures déjà, se joue et se danse « Forever », l’immersion, signée Boris Charmatz (7 heures de spectacle en totalité, à composer selon son souhait), dans le mythique ballet de Pina Bausch, Café Müller (créé en 1978). Un danseur, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noir, positionne les tables et les chaises de ce décor iconique, tout en s’adressant au public, en anglais. Il raconte ses souvenirs : « “You have to do big steps. And walk like a man”. And I was told to do so by a woman, Pina. » Et puis s’en va. Soudain, le ballet prend vie. Les danseuses surgissent telles des revenantes, vêtues de robes longues et soyeuses à même la peau. Elles semblent implorer quelque chose puis fuir, à toute vitesse. Un homme surgit alors pour dégager le passage devant l’une d’entre elles et la fureur du bruit des meubles déplacés fait place à la quiétude ou bien au vide.

Une ode à la force de l’instant

Quatorze ans après la disparition de sa fondatrice Pina Bausch, le Tanztheater Wuppertal danse à Avignon sous l’égide de son nouveau directeur depuis 2022, Boris Charmatz, artiste complice de la 78ème édition du Festival d’Avignon. « Forever » est une ode à la patience, au temps qui passe et à la force de l’instant. Le dispositif est formidable. Le public semble être invité à des répétitions avant même la représentation, alors interprétée aussi bien en habits de scène qu’en tenues d’échauffement. Car, après les gradins en hauteur, nous voilà invités à venir nous installer à même le plateau, au coeur de la scène, au plus près de l’émotion et du mouvement des danseurs. Boris Charmatz a voulu « transmettre l’émotion toujours recommencée de la pièce mythique de Pina Bausch, qui semble avoir débuté avant l’arrivée du public et se poursuivre après son départ. Sept heures durant, vingt-cinq interprètes se relaient pour performer « Café Müller », alternant avec des interludes – paroles d’autrices, auteurs ou interprètes marqués par l’œuvre de Pina Bausch… Le dispositif permet au public de multiplier les points de vue, générant de nouveaux regards et de nouvelles sensations comme autant de spectacles possibles. Forever est sans fin : la danse continue pour toujours et à jamais. » Rester sur deux représentations a tout changé. La première fois rappelait l’expérience du spectateur lambda, éloigné par la grandeur de la salle, trop peu connecté à ces corps mouvants pourtant terriblement expressifs. La deuxième fois, l’immersion était totale. À même la scène, face aux danseurs, le spectacle rejouant, il ne restait plus qu’à lâcher l’esprit et libérer les âmes. La chorégraphie étant intégrée, les corps et les cœurs des danseurs ont parlé. L’essence de Café Müller se dévoile dans chaque mouvement, chaque interaction, chaque souffle. Ce couple qui s’enlace et se perd dans une mécanique de répétition infinie jusqu’à se presser l’un contre l’autre, haletants. Cette petite femme qui semble s’excuser de passer, faisant claquer ses petits talons d’un bout à l’autre de la scène et attendant un baiser. Ce jeune homme qui, par sa danse et sa fureur de vivre, crée le désordre dans ce café dont les tables et le chaises sont poussées une à une par un passant. Ce ballet en deux ou plusieurs temps nous pousse à plonger dans les corps et à regarder les émotions danser.

Une multiplication d’interprétation au service de l’émotion

Si la première heure n’a pas, chez nous, produit l’effet escompté, le deuxième passage a permis de valider l’expérience immersive. Déjà, les costumes de scène avaient laissé place aux tenues d’échauffement offrant certainement un terrain de jeu et de danse plus libéré. Et puis, dans le spectacle vivant, les rencontres se font comme dans la vie : avec cette deuxième composition de danseurs, c’était écrit. La fougue les rassemblait. Infiniment tonique et gracieuse à la fois, les cheveux d’or, une danseuse s’est avancé avec une force et une sensualité qui nous a marqués. « La personne des chaises » - comme le dit l’un des danseurs au cours du spectacle - avait lui aussi cette même fougue de la jeunesse et cette grande générosité. Et la voix-off n’a fait que confirmer cet instant d’éternité : « Je sais ce qu’elle ressent. Il y a comme un fil invisible entre nous. On est destinés à se presser l’un contre l’autre. Quand on s’enlace, je sens comme un soulagement et un regret. » Pagaille et beauté, fureur et douceur, désir et tendresse… Cette troupe donne le la d’une chorégraphie couronnée et à jamais éternelle dans les esprits, dans les cœurs et dans les corps. Boris Charmatz reprend le fil de cette histoire avec force et délicatesse.

Claire Bonnot

"Forever (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch)", conçue par Boris Charmatz

Durée : 7h
(Apartés a assisté à 2h de spectacle)