"Juste la fin du monde" de Jean-Luc Lagarce par Johanny Bert : au commencement, le langage

À voir si : vous avez le cœur passionné et tourmenté

Du 15 janvier au 22 mars 2025
au Théâtre de l’Atelier

© Christophe Raynaud de Lage


“Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie. C’est une petite vie aussi.”

Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce


Dans l’écrin intimiste du Théâtre de l’Atelier se joue depuis la mi-janvier l’histoire la plus universelle qui soit : celle de la famille. La plume extra-sensible et extra-lucide de Jean-Luc Lagarce est ici parfaitement interprétée, sondant et transperçant nos cœurs avec la simplicité la plus implacable qui soit. Un grand Lagarce signé Johanny Bert !

Quand Louis (Vincent Dedienne), l’auteur et protagoniste principal de cette histoire, apparaît devant nous, il fait noir. Mais soudain se distingue dans les cintres le décor de sa vie passée et de sa vie au présent. Des meubles du quotidien le plus banal pendus à un fil rouge. Ou la symbolique d’un ciel prêt à lui tomber sur la tête.

La maestria d’une langue qui dit tout sans le dire

Rencontrer une écriture et se dire qu’elle a tout compris des choses de la vie. La première fois, c’était avec Le Pays Lointain, ultime pièce du dramaturge (parue en 1995) mise en scène par le merveilleux Clément Hervieu-Léger pour sa troupe des « Petits Champs ». Réécriture de Juste la fin du monde, on y suit là aussi Louis - avatar littéraire de Lagarce - dans son voyage vers les siens pour annoncer sa mort prochaine. Un fils prodigue mais qui ne se repent pas. La deuxième, c’était sur grand écran, avec l’adaptation déchirante de Juste la fin du monde par Xavier Dolan : filmés au plus près de leurs pores, ses acteurs stars (Gaspard Ulliel/Louis, Nathalie Baye, Marion Cotillard, Vincent Cassel et Léa Seydoux) laissaient ainsi échapper toute leurs infirmités face à la complexité du langage et du lien. La langue uppercut de Lagarce n’était que décuplée par la caméra envahissante de Dolan. L’impossibilité de dire, de se comprendre, éclatait ainsi au grand jour. À l’inverse, la mise en scène de Johanny Bert (metteur-en-scène, scénographe et marionnettiste bien connu pour son spectacle « Hen ») mise avec grande finesse sur une douceur apparente, un calme vite suspect, un vide terriblement angoissant. Les personnages semblent presque fantomatiques ou, tels des marionnettes chahutées par la vie, à la merci des fils qui retiennent le mobilier de leur vie. Le décor est planté : il y a quelque chose du théâtre de l’absurde dans cette langue qui tâtonne et se reprend à la manière d’un fou et qui, pourtant, libère des vérités existentielles à la vitesse cruelle d’une mitraillette. Les protagonistes se font mille amabilités mais se jette à la figure des paquets de non-dits. Quand l’un (Antoine, le frère) se permet de tout lâcher, de tout exprimer, l’autre fait mine de ne pas saisir le problème, le reproche. Quand l’une tente avec toute la fraîcheur de sa jeunesse (Suzanne, la petite sœur) d’exprimer son attente, son amour, l’autre ne sait comment lui rendre la pareille laissant, encore et toujours, le trou déjà béant s’élargir un peu plus. Pas un ne comprendra pourquoi Louis est revenu si étrangement après douze ans d’absence. Bien sûr il ne le dit pas. Mais nos âmes « sœurs » ne devinent-elles pas ? Louis n’est-il pas finalement courageux d’emporter son secret dans la tombe, seul face à sa mort prochaine, victime responsable de ce drame qui se joue en coulisses. Est-ce de sa faute, est-ce de leur faute ? Là n’est pas la question. Car ils ne parlent pas la même langue. Celle des mots. C’est une famille qui ne peut faire famille. Jean-Luc Lagarce a le don d’écrire cela.

Un ensemble de comédiens qui fait famille

Si cette adaptation de la pièce autobiographique, romancée et testamentaire de Lagarce - écrite en 1990, alors qu’il se savait atteint du sida - est née d’une rencontre entre Johanny Bert et Vincent Dedienne, la suite du casting semble être de la même évidence. Si leurs personnages ne s’accordent pas sur la scène, les interprètes, eux, se renvoient la réplique en toute harmonie théâtrale. Vincent Dedienne, parfait trublion gaffeur dans « Un chapeau de paille d’Italie » l’an dernier au Théâtre de la Porte Saint-Martin, sait décidément se glisser dans tous les costumes. Justesse de l’interprétation, émotion au cordeau, langue lagarcienne en rôle-titre. Astrid Bayiha incarnant la belle-sœur, Catherine, habite la scène avec autant de charisme que d’humilité. Justesse, là encore, pour des ressentis démultipliés. Christiane Millet, jouant la mère, est magnifique d’émotions refoulées. Céleste Brunnquell, enfant-actrice ayant grandi sur les planches et le grand écran, confirme son talent : sa voix, son phrasé et cette espèce de toupet (bienvenu !) se dégageant d’elle rappellent une Mélanie Thierry ou une Georgia Scalliet, au tempérament de feu et au style de jeu bien à elles. Loïc Riewer, enfin, en la personne du frère, Antoine, est tout bonnement sublime, avec, ici aussi, cette justesse dans l’émotion, pourtant volcanique dans le texte. Cette pièce rend un très bel hommage à Jean-Luc Lagarce trente ans après sa mort, survenue en 1995. Il avait 38 ans. Un indispensable à voir au théâtre puis à lire et à relire comme on respire. Parce que c’est juste l’émanation de la vie…

Claire Bonnot

“Juste la fin du monde”, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène et scénographie par Johanny Bert

Durée : 1h30