"Le Temps et la Chambre" de Botho Strauss par Alain Françon : la vie est un long fleuve (in)tranquille

Du 6 janvier au 3 février 2017
au Théâtre de la Colline

À voir si : vous avez le cœur tourmenté

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"Ça tient à un instant ou pas"

Le Temps et la Chambre de Botho Strauss, traduit par Michel Vinaver


Dans un intérieur presque vide que l'on croirait imaginé par Edward Hopper, le metteur en scène Alain Françon fait revivre une pièce singulière de l'auteur allemand de théâtre contemporain, Botho Strauss. Malgré une certaine exigence de langue et de procédé narratif, la pièce « Le Temps et la Chambre »,  est une formidable peinture de la vie telle qu'elle se déroule : en éclats d'instants furtifs.

Un fil narratif décousu au sens profondément réfléchi et totalement irrésistible

L'absurde n'est jamais loin dans l'écriture acérée de Botho Strauss et peut faire basculer toute conversation qui aurait pu paraître banale dans une histoire bien plus complexe. Car il s'agit non pas d'une histoire mais d'histoires avec un s qui se déroulent dans un espace, la chambre - cette superbe pièce quasiment vide à la colonne rouge et aux immenses fenêtres donnant sur la rue - et dans un temps - discontinu et éclaté. Deux hommes qui rappellent les deux compères de En attendant Godot de Samuel Beckett - l'imposant magnifique, Julius joué par Jacques Weber, et l'hilarant maigrelet, Olaf joué par Gilles Privat - sont assis dans deux fauteuils en cuir. Julius, un brin avachi comme lassé de la vie, philosophe sur les passants tandis que Olaf l'écoute et voilà soudain que la sonnette retentit : c'est la jeune femme que Julius vient de voir par la fenêtre. Elle se met alors à parler d'elle-même, de sa vie sentimentale, des relations entre les être humains - « Entre les humains, ça grince ». Cette Marie Steuber (formidable Georgia Scalliet, sociétaire de la Comédie-Française) ne s'arrête plus de parler, fait des prophéties - qui se réalisent - sur les passants et semble connaître chacun des personnages qui entrent petit à petit dans cette pièce et dans la pièce. Des histoires loufoques et attendrissantes s'entremêlent où il s'agit toujours de séduction, de relations avortées ou d'énigmes sentimentales comme cette jeune femme nue réchappée d'un incendie grâce à un passant et qui vient s'échouer quelques temps dans la pièce. La deuxième partie suit les différentes facettes ou vies de cette Marie Steuber : elle nous entraîne dans de multiples scénettes de sa vie, oscillant entre fureur amoureuse, rencontre indécise ou déclaration d'amour appuyée. Cette incarnation des personnages dans la vie réelle - ces rencontres - est toujours accompagnée de cette langue complexe, intellectuelle voire conceptuelle mais incroyablement riche de sens. La conjonction de l'espace étrange, du temps décousu et de la langue instinctive éclaire soudain la vie et son pourquoi du comment. Botho Strauss, Alain Françon et le traducteur Michel Vinaver réunis, parviennent avec une sensibilité incroyable à traduire ce que nous ne pouvons exprimer.

servi par une mise en scène et un jeu d'acteurs formidables oscillant à merveille entre un registre intellectualisé et un registre plus instinctif

Le ballet des acteurs sur scène est formidablement orchestré. Discourant dans une pièce aux airs d'univers à la Edward Hopper, les Julius (élégant Jacques Weber), Olaf (irrésistible Gilles Privat), Marie Steuber (gracieuse, imprévisible, impressionnante Georgia Scalliet qui joue toutes les femmes en une dans la deuxième partie du spectacle), et autres hurluberlus qui s'invitent dans cet espace (géniaux Dominique Valadié et Wladimir Yordanoff) installent une ambiance loufoque, peut-être pas si lointaine que celle de la vie quotidienne. Chacun symbolise des instants de vie. L'apothéose de cette langue intellectualisée et décortiquée est atteinte dans des scènes d'explosion verbale au texte d'une finesse exceptionnelle. « Personne ne t'as demandé qui tu es, Olaf (Julius). Ah, non ? Pourquoi dans ce cas personne ne m'interrompt ? Je me donne la peine de sortir de moi-même et voilà... (Olaf) ». Quand Olaf apprend qu'un ami ne demande aucunement de ses nouvelles au téléphone qui a été décroché par Julius, et que Julius n'a pas daigné lui «mentir » pour le préserver de cette peine, il sort magnifiquement de ses gonds et de sa torpeur discrète : les mots, ainsi que son corps terré dans ce fauteuil moelleux, se dévoilent dans une explosion d'intellect. L'affect est profondément touché. Quel moment magnifique que celui-là ! Celui de la prise de conscience que la vie est faite pour être partagée. C'est un superbe résumé - intense et drôle à la fois - de ce que cherche à montrer Botho Strauss : la rencontre est fondamentale pour l'être humain, reste à savoir où et quand.

Claire BONNOT

"Le Temps et la Chambre" de Botho Strauss par Alain Françon

Jusqu'au 3 février 2016
au Théâtre de la Colline, Grand Théâtre.
15, rue Malte Brun, Paris XX

Du mercredi au samedi à 20h30.
Durée : 1h40.