Du 22 septembre au 28 février 2018 à La Comédie-Française
Reprise du 4 février au 22 mars 2020 Salle Richelieu
“On dit que la musique alimente l’amour, alors, musique !”
La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez, William Shakespeare dans une traduction d’Olivier Cadiot
Revisitant l’esprit libre et fantasque de l’intemporel Shakespeare, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier s’empare pour la toute première fois de la Comédie-Française en révélant toute sa vibrante jeunesse dans sa version endiablée de “La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez”. Une joyeuse folie court alors dans les rangs de la salle Richelieu, excitée - on le sent - de participer à et de s’autoriser cette fête débridée.
En recherchant nos places, voilà que l’on découvre en plein cœur de l’orchestre un podium relié à la scène et traversant les fauteuils. La fête n’en sera que plus folle, pense-t-on, (avec raison !). Et quand s’ouvre le rideau, l’atmosphère s’échauffe déjà : nous voici en Illyrie, ici territoire nimbé de sable blanc où poussent des palmiers et où vivent en toute harmonie êtres humains et singes bonobos. Le duc d’Orsino (un Denis Podalydès très habité) affalé sur son trône, en robe de chambre et pantoufles peu seyantes, rumine son malheur d’amoureux transi et déçu. Il se fait jouer des ballades déchirantes - merveilleux contre-ténor accompagné d’un joueur de théorbe - comme pour mieux noyer son chagrin et se gaver d’un parfum d’amourette envolée à jamais. Éclairée par un néon ultra-pop qu’on accrocherait bien dans notre salon, la scène du Français est déjà sérieusement électrisée. Le cocktail fait aussi puissamment effet sur les spectateurs happés.
Une mise en scène à l’énergie contagieuse qui donne un sacré coup de folie à la Comédie-Française
Ce n’est pas la première fois que la Comédie-Française bouscule son image : la mise en scène contemporaine avec projections vidéos et micros des Damnés par Ivo Van Hove en 2016 puis celle, très cinématographique, de La Règle du Jeu par Christiane Jatahy en 2017 faisant aussi ardemment participer le public de la salle Richelieu, avaient bel et bien ouvert une autre voie. Avec l’adaptation de “La Nuit des Rois ou Tout ce que vous voulez”, Thomas Ostermeier, maître dans l’art de bousculer les codes au théâtre, s’y engouffre avec allégresse et une liberté totale. Sans doute a-t-il été inspiré par le message de la pièce de Shakespeare, formidable appel à se débarrasser de son masque social pour enfin cultiver ou du moins s’approcher de sa réelle identité, sa liberté. Un grand charivari s’opère sur scène et dans la salle autant que dans ce royaume d’Illyrie (actuelle Albanie) où le duc d’Orsino, amoureux éconduit de la comtesse Olivia, profite de la venue d’un jeune homme, Césario, pour aller (re)conter fleurette à l’élue de son cœur. Mais ce jeune homme n’en est pas un, c’est Viola, jeune princesse rescapée d’un naufrage qui, pour se protéger, entre dans la peau de son frère jumeau, Sébastien, dont elle pleure la disparition. L’illusion opère à merveille à tel point que Olivia tombe éperdument amoureuse de ce sensible jeune homme. Viola, elle, aime à la folie Orsino. Bref, les voilà tous dans un sacré pétrin, surtout lorsque Sébastien revient. Du travestissement littéral au travestissement des sentiments, l’imbroglio émotionnel et identitaire prend de court les protagonistes du jeu qui ne savent plus eux-mêmes à quel sein se vouer. Un joyeux carnaval en résulte où d’ailleurs tout le monde est en slip - Shakespeare avait présenté cette comédie en février 1602 pendant les festivités de l’épiphanie, dédiées au carnaval, justement - et où les uns courent après les autres, complotent envers les uns les autres, deviennent un autre, au cours d’entrées et sorties mémorables de la scène à l’orchestre en passant par les coulisses et l’impressionnant podium trônant dans la Salle Richelieu. Grisé par tout ce mouvement et ces intrigues successives, le public s’embarque dans cette course folle, tellement libératrice, et s’offre d’être un roi pendant cette nuit-là ou… tout ce qu’il a toujours voulu.
Des interprétations puissantes, émouvantes et hilarantes, qui donnent envie de se libérer de tout
Les rôles ont été parfaitement distribués pour cet ébouriffant spectacle. La vibrante et toujours habitée Georgia Scalliet se glisse à merveille dans ce costume de jeune homme, Césario, venu faire la cour pour un autre et se découvrant une sensibilité ravageuse auprès - donc - de son propre sexe. Sa présence scénique irradie autant que son regard et sa diction, si intenses tous deux. Face à elle, Adeline d’Hermy, jouant une Olivia (dé)vêtue à la Madonna époque “Like a Virgin”, illustre puissamment la douce emprise de l’amour en y frémissant gracieusement. Le fou, Feste, seul personnage à finalement garder la tête froide en faisant de l’esprit (dans une très belle traduction de Olivier Cadiot), est un personnage qu’on n’est pas prêt d’oublier grâce à la composition hilarante et joyeusement provocante de Stéphane Varupenne, endiablé. Les rires aux larmes ont été nombreux surtout quand il est rejoint par le duo infernal, alcoolique et dérangé de Sir Toby HautLeCœur et Sir Andrew Gueule de Fièvre, respectivement joués par un Laurent Stocker et un Christophe Montenez déjantés. Un concert de rock avec un Iggy Pop plus vrai que nature en pleine Comédie-Française ? Vous avez dit “fou” ? Enfin, mention spéciale à Julien Frison, toujours gracieux, toujours talentueux, habitant merveilleusement ses personnages et jouant ici le disparu Sébastien, revenu vivant, qui sera pris pour sa sœur jumelle Viola, alias Césario. On ne sent ici aucune prise en otage ni du public ni des comédiens comme il arrive parfois dans les mises en scènes contemporaines trop conceptuelles. Le metteur en scène ne dirige ses acteurs que pour mieux leur offrir une grande liberté de jeu. Et l’on est emporté par l’atmosphère, le mouvement, l’énergie, le souffle puissant qui se dégagent d’une pièce dont le sens est sans doute de s’accorder plus de liberté pour mieux découvrir son identité.
Claire Bonnot
“La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez” de William Shakespeare par Thomas Ostermeier