Créée en 2020, cette pièce du maestro Jean Bellorini revisitant le mythe d’Orphée est une partition poétique, langagière et musicale d’une grande beauté mais d’une certaine complexité. La musique céleste de Monteverdi, la scénographie époustouflante et le jeu excentrique des comédiens rappellent que la vie s’allume en un éclair.
Dans l’écrin habité voire hanté du magnifique Théâtre des Bouffes du Nord attendent des êtres quasi fantomatiques dont seul les mouvements sont perceptibles tant la lumière est crépusculaire, jaillissant faiblement depuis l’innombrable procession de servantes disposées un peu partout sur la scène. À l’image de ces lampes sur haut pied qui veillent la nuit sur les théâtres désertés, nous, spectateurs, sommes invités à une veillée bien éveillée. Le monde d’en bas n’a pas dit son dernier mot.
Un théâtre de communion
Servantes veillant, rail de feu vivifiant, toiles peintes jaillissantes, pianos désossés… Jean Bellorini est de ces metteurs en scène qui savent faire éclore toute l’âme d’un plateau de théâtre. Maestro en lumières et scénographie, le directeur du TNP de Villeurbanne installe une atmosphère vibrante autant qu’apaisante entre ombres et lumières, modulée par de puissants éclats (de vie). Neuf acteurs-conteurs, deux chanteurs à la voix d’or et quatre musiciens font naître la magie, chargée du langage poétique et quasiment insensé de Valère Novarina, du sublime chant d’amour de L’Orfeo de Monteverdi et de numéros de cabaret berlinois un brin barrés. Invités dans l’autre-monde, à la poursuite d’Orphée cherchant son Eurydice aux enfers, nous sommes immergés dans un étonnant tourbillon de mots, de non-sens, de musique, de danses et d’“anti-personnes”, éléments bien plus vivants que ne laissait présager le titre de la pièce, oscillant sans cesse entre une atmosphère de veillée funèbre, de recueillement quasi-religieux et de scènes de vie foutraques. Entre deux plateaux dansés (très beau souffle apporté par les chorégraphies de Thierry Thieû Niang) ou chantées (merveilles célestes interprétées par Aliénor Feix et Ulrich Verdoni), chacun des personnages vient dire et redire, remâcher, recomposer les mots de son angoisse, sa béance, son entre-deux. Pourtant, c’est la joie, la bizarrerie, la loufoquerie qui traversent leurs costumes, leurs gestes, leurs regards, leurs dires. Ces êtres empêchés, bloqués dans le monde des morts, sont revivifiés par la langue dingue de Valère Novarina et grouillent à la manière d’insectes nuisibles que l’on ne voudraient voir dans les souterrains du monde vivant. Cherchant à réanimer le langage et à réenchanter l’espace, cette communauté d’âmes en peine nous éblouit par sa beauté, sa poésie et son étrangeté. Seul bémol à cette joyeuse entreprise : si tous les sens sont bel et bien en éveil, le verbe, ici glorifié, bien que malmené pour le plaisir d’en faire jaillir un inconnu poétique, peine à faire battre nos âmes tant la complexité éteint la flamme de l’exubérance. C’est pourtant bien la plongée espérée par Novarina : « Quelque chose échappe et doit leur échapper. Rapidement, (les acteurs) comprennent que ce texte ne donne aucune réponse. Le fil n’est pas totalement intelligible. (…) Le texte se tient comme un poème. Ce n’est qu’à la fin que l’errance devient trajet. » Au fin fond des enfers, au cœur d’une sempiternelle ronde d’âmes empêchées, Bellorini et Novarina nous engagent sans doute à la foi. Celle, si théâtrale, d’attendre l’épiphanie, la communion, la compréhension au-delà des corps et des mots.
Des performances de l’urgence
« Un jour, j’ai joué de la trompe ainsi tout seul dans un bois splendide et les oiseaux, onze cent onze, vinrent se pacifier à mes pieds quand je les nommai un à un par leurs noms deux à deux : la limnote, la fuge, l’hypille, le ventisque, le lure, le figile, (…) l’eurydice » (Orphée). Textes goulus, mots rares, énumérations infinies… Les personnages du ballet joyeusement funèbre de Bellorini et Novarina semblent ne pas vouloir quitter le devant de la scène, jouant à qui posera et se posera le plus de questions incompréhensibles et insolubles. Comme pour exister, encore et encore, avant de se faire engloutir par le noir qui veille et qui rappelle à lui. Les interprétations forcent l’admiration face au texte-fleuve et l’émotion est à son comble lors des chants lyriques (mention spéciale à Ulrich Verdoni). L’Orphée en la personne de François Deblock, tel un oiseau mal sorti du nid, perdu et désorienté, émeut profondément. Le narrateur-orchestrateur de ce grand charivari infernal, sublime Anke Engelsmann, a de quoi faire frémir, de peur comme d’émotion. Et le duo clownesque du Chantre et du Contre-chantre (très bons Mathieu Delmonté et Jacques Hadjaje) ajoutent à la dimension mélancolique de ce rire existentiel. Malgré des longueurs, « Le jeu des ombres » est une pièce indéniablement captivante, appellant à une sorte de méditation intérieure, pour convoquer la poésie de nos vies, à jamais pavées d’angoisses irrésolues.
Claire Bonnot
"Le jeu des ombres" de Valère Novarina mis en scène par Jean Bellorini
Durée : 2h15