Ce texte classique connu de tous n'avait (étonnamment) pas été joué à la Comédie-Française depuis 1954. Éric Ruf, le nouvel administrateur de la grande maison, metteur en scène et scénographe de la pièce, lui insuffle une énergie contagieuse qui balaye gracieusement la poussière qui ensevelissait les amants maudits et les vers de William Shakespeare, ainsi redécouverts.
Il est difficile d’adapter une telle histoire accaparée par les imaginaires multiples de la mémoire collective et emprisonnée dans sa chrysalide de « conte de fées » tragique. Cette « fade légende qui l’entoure » (Marc Henri Arfeux, écrivain) n’est finalement qu’une légende et c’est ce que nous rappelle Éric Ruf au travers d’une scénarisation diablement vivante où la jeunesse, l’amour et la fougue transpirent d’insouciance et - fin logique - de tragique.
Une mise en scène cinématographique vivifiante…
Le rideau s’ouvre sur une scène de bal de village frénétique où le chanteur façon crooner entonne des airs italiens. Les robes courtes volent, les complets gris se froissent et les rires fusent. L’ambiance est au beau fixe. Jusqu’à une première rixe. Entre des jeunes gens à l’esprit échauffé, sans doute par cette chaleur et cette pauvreté qui transpire dans les décors – des murs aux peintures délavées et façades écaillées – ceux que l’administrateur de la Comédie-Française a voulu déplacer de la Vérone historique à la Sicile mafieuse de l’entre-deux guerres. Car oui bien sûr le drame habite ces lieux que l’on a cru, quelques temps (seulement), heureux. Mais toute l’ingéniosité et la délicatesse d’Éric Ruf est de placer au second plan ce lancinant et tragique destin pour plonger le spectateur dans un flot d'émotions. Chaque sentiment est à son paroxysme : que de déprime éprouve-t-on à l’évocation des tourments amoureux du jeune Roméo (extra Jérémy Lopez dans ce rôle d’anti-héros qu’a voulu Éric Ruf, essoré et qui plie sous son destin), que de joie ressent-on entre Benvolio, Mercutio et Roméo fin prêts pour le Bal de Juliette (leur séquence dansée est digne d’un numéro de Fred Astaire), que d’amour et de dévotion expérimente-t-on en écoutant Roméo et Juliette s’adorer dans l’ombre de la nuit et la clarté de la lune… Ce petit oiseau frêle que paraît être la belle Juliette (La gracile et frémissante Suliane Brahim, aux faux airs d’Audrey Hepburn dans les ravissants costumes de Christian Lacroix) n’est en fait que puissance, criant son amour à celui qui porte le nom de son ennemi, hissée tout en haut d’une tour effrayante, image frappante du danger qui advient. Et qui finira en plein cœur des catacombes étrangement vivantes de cette Sicile superstitieuse exposant ses morts dans leurs habits du dimanche (luxuriants costumes du grand couturier).
… sublimée par des comédiens flamboyants
La langue si multiple de Shakespeare et si au fait des caprices de l'âme humaine est formidablement jouée par les comédiens du Français, tour-à-tour tristes à mourir, sublimes de grandeur, intensément drôles, fous à lier et terriblement vibrants. Juliette, bien sûr, incarnée par la force gracieuse de Suliane Brahim, mène cette danse fulgurante de l'amour puis de la mort avec une voix qui semble lui venir des tripes. Roméo, ensuite, l'agile et tendre Jérémy Lopez paraît abasourdi de ce qui lui tombe sur la tête mais qui, avec sa candeur de jeune homme fou de l'Amour, accepte le défi haut la main. Mercutio, surtout, magnétique Pierre-louis Calixte au phrasé et au corps incroyablement déliés émeut dans sa posture de romantique lucide assassiné sur l'autel de la rivalité. Le père intraitable de Juliette, le très beau Didier Sandre à la chevelure poivre et sel, bouscule par ses colères noires et ses (gros) mots salissants. Et la troupe, dans son ensemble, s'accorde à merveille dans ces moments de fêtes.
Seul bémol : la pièce tire un peu en longueur après le départ de Roméo et la lente agonie (psychologique puis physique) de Juliette. La scène de sa mort, après celle de Pâris le fiancé malheureux et de Roméo, l’amoureux transi, manque de cette pulsion de vie, de poésie et de frénésie qui habite la pièce depuis son début.
Mais ne faut-il pas mieux retenir sa fougue et sa passion de vie, véritable moteur de la jeunesse à qui La Comédie-Française semble rendre un bel hommage, en ces temps d’apathie, de repli sur soi et d’inquiétude. Gardons alors en mémoire de cette pièce ancestrale ce qu’en dit Pierre-Louis Calixte jouant le véritable poète de la pièce, Mercutio: « Être ce qu’on est, ni plus ni moins, malgré tout, malgré le monde, les conventions et les règles, voilà qui pourrait être son credo, et sa vie s’invente à chaque instant, dans une certaine frénésie, avec peut-être l’intuition de ceux qui savent que ça ne durera pas longtemps, qu’il faut vivre ici et maintenant, parce qu’après c’est trop tard. »
Claire BONNOT
Jusqu'au 30 mai 2016
à La Comédie-Française, Salle Richelieu
12, Place Colette, 75001 Paris
Matinées : 14h/Soirées : 20h30
Durée : 3h avec entracte