Après vingt-trois ans d'absence en Avignon, la prestigieuse troupe de théâtre française se pervertit au mal absolu avec l'adaptation par le metteur en scène acclamé Ivo Van Hove du film-scandale de Luchino Visconti sur la montée du nazisme, "Les Damnés". Une création en demi-teinte, entre une incarnation viscérale des comédiens du Français et une scénographie froidement ritualisée de Ivo Van Hove.
La pièce tant attendue s'ouvre sur une sonorité infernale vrombissant sous nos pieds et sifflant dans nos oreilles. Et les comédiens entrent. Ils semblent ne pas nous voir et se changent dans leurs loges installées en enfilade côté jardin. Les chambres de la famille Essenbeck, en réalité. Les noms - et les fonctions - de cette famille à la tête d'une puissante aciérie allemande, sont égrenés par ce grand écran installé en plein milieu du plateau vide, orange vif. On y lit une date : le 27 février 1933. Soir de l'anniversaire du chef de la dynastie, le baron Joachim Von Essenbeck, et soir du basculement de l'Allemagne vers le nazisme avec l'instrumentalisation de l'incendie du Reichstag. Alors que le pays s'entredéchire, cette famille nantie fera de même. Ou la chronique théâtrale de "petits" crimes ordinaires qui en touchant un cœur, des âmes, puis une famille entière peuvent s'étendre comme une trainée de poudre à l'échelle d'un pays et d'une civilisation. Pour le metteur en scène flamand, « "Les Damnés", qui se passe dans les années 1933-1934, est d'une troublante actualité dans cette Europe où tout pourrait désormais basculer... »
Un dispositif scénique "monstrueux" refroidissant pourtant la perversité de l'histoire
La famille Essenbeck, maîtresse des aciéries, enjeu majeur pour le réarmement de l'Allemagne que prépare Hitler, va s'allier au nouveau régime pour préserver ses intérêts. Le patriarche, Joachim, le fait la mort dans l'âme, mais le fait tout de même : « Berlin me dicte ma conduite. Il est indispensable de protéger les aciéries des pressions politiques. Je n'ai jamais eu le moindre rapport avec ce monsieur. Pour la bonne marche de nos usines, nous sommes contraints bon gré mal gré à avoir des rapports. » Déjà, des compromissions, enclenchent la course vers l'enfer. Il sera tué par Friedrich Bruchmann, l'ambitieux amant de la femme de son fils défunt, qui deviendra patron des aciéries en faisant accuser du crime le beau-fils, Herbert, adversaire zélé du national-socialisme. La lutte pour le pouvoir entre le fils restant, Konstantin, un SA, Friedrich, et l'héritier direct, le petit-fils pédophile et incestueux, Martin, sera instrumentalisée par le cousin SS, Wolf Von Aschenbach, au profit du nazisme.
Le projet - le scénario de Visconti adapté avec les intenses comédiens du Français - promettait d'être électrique, explosif, intrusif... Il ressort pourtant de ces près de deux heures trente de théâtre une torpeur étrange : malaise, choc, fatigue ? Ces sentiments ne collent pas avec "la célébration du Mal", à laquelle en appelle le metteur en scène Ivo Van Hove. Parce que les comédiens et le théâtre sont aussi là pour exorciser les monstres qui sont en nous ou nous entourent, la soirée se devait de nous tordre les boyaux, nous serrer le petit cœur, nous réveiller d'effroi en pleine nuit de sommeil... Oui, on sursaute quand le gong retentit et fait s'éclairer d'un coup la Cour d'Honneur alors que nous étions tranquillement tapis dans l'ombre de la nuit. Oui, on se protège instinctivement face aux coups de feu lancés en rafales par l'héritier impitoyable, Martin Von Essenbeck. Oui, on lutte en silence avec ces "condamnés à mort" de la famille s'organisant systématiquement en procession avant d'investir leur cercueil puis, agonisant, dans d'atroces douleurs et cris (silencieux) sur grand écran. Mais on souffre plus de ces systèmes de mise en scène élaborés minutieusement pour nous faire ressentir l'horreur que de la situation qui se joue sous nos yeux. Chose heureuse : la mise en scène qui, on ne peut pas s'empêcher de le noter, ressasse les codes du théâtre contemporain - écran vidéo (plutôt intéressant pour opérer des parallèles entre plusieurs situations), les images symboliques avec les cendres des morts jetées sur le corps nu du petit-fils qui a bien voulu hériter de toute cette horreur, le goudron et les plumes pour signifier l'opprobre, les musiques assourdissantes, les chairs nues, les espaces symboliques - laisse la place à des moments de latence à la signification fulgurante comme pour marquer d'un fer rouge l'ignominie de l'instant. Et l'ébranlement se fait alors, venu d'un détail, d'un geste, d'un regard, d'un mot. La "magie" et la portée du théâtre en somme. Comme cette phrase que Martin, habillé en SS, lance à la figure maculée de goudron et de plumes de sa mère : « Aschenbach dit que vous ne comprenez rien au national-socialisme. Mais moi, j'ai compris, c'est dire. » L'étrange impression d'y voir la jeunesse djihadiste d'aujourd'hui qui ne comprend que la violence et la violence encore.