"Antoine et Cléopâtre" d'après William Shakespeare par Tiago Rodrigues : l'Amour en majesté

À voir : si vous avez le cœur passionné


Jusqu'au 8 octobre 2016
Au Théâtre de la Bastille


"Antoine : L'Égypte est ma prison. Cléopâtre : Dis-moi combien tu m'aimes ? Antoine : J'aime ma prison."

Tiago Rodrigues, Antoine et Cléopâtre


Tiago Rodrigues, directeur du Théâtre national Dona Maria II à Lisbonne est un metteur en scène incroyable (voir critique de « Bovary ») qui sait réinventer le théâtre, son langage et ses histoires. Avec la reprise d'« Antoine et Cléopâtre » au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d'Automne, il nous fait toucher du doigt et du cœur l'Amour avec un grand A, celui qui étreint aussi bien les "grands" que les "petits", la grande Histoire que la petite. 

Sur la scène, un espèce de mobile façon Calder tourne au ralenti, une grande tenture grise avale le sol et seul un banc meuble l'espace envahi par la conquérante et déchirante musique du film mythique avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Rien d'ostentatoire ici. Les deux acteurs s'avancent en jean, t-shirt et bottines. Antoine. Cléopâtre. Cléopâtre. Antoine. L'espace est maintenant défini. À nous de plonger dans l'une des plus grandes histoires d'amour de l'humanité.

Quand le langage se mêle aux corps dans une fluidité divine

« Antoine regarde le vin. Antoine humecte ses lèvres. Cléopâtre mord sa lèvre inférieure. (...) Antoine respire. Cléopâtre respire. Antoine expire. Cléopâtre expire. Alexandre marche. Cléopâtre marche. » et ces deux-là, ces deux grands, ces deux rois, se regardent, se sentent, se tournent autour dans un ballet de mots, dans une histoire commune qu'ils écrivent, qu'ils disent et qu'ils dansent, lentement, délicatement comme si toucher Antoine ou toucher Cléopâtre pouvait briser le charme. Chacun est l'autre. La jeune femme parle d'Antoine. Le jeune homme parle de Cléopâtre. Chacun est l'obsession ou le miroir de l'autre. L'écoute est à son apogée. La communication, la tendresse, le désir, l'amour, enfin, se dessinent et se devinent au gré des sensations décrites par l'un pour l'autre et des chaloupes mimés des corps attirés. « Cléopâtre se sait observer d'Antoine et... de tous les autres. Antoine voit un grain de beauté sur le lobe de l'oreille de Cléopâtre. Puis il enlace Cléopâtre. Cléopâtre se laisse enlacer. Cléopâtre enlace Antoine. » Sans jamais s'embrasser, Antoine et Cléopâtre, ici Sofia et Vitor, racontent par observations interposées la peau de l'autre, les sensations de l'autre, l'odeur de l'autre, les pensées de l'autre et nous emportent dans un tourbillon de désir puissant, enivrant, à la pureté aussi intacte que la mise en scène qui laisse une place royale au langage des mots et des corps. Le temps se conjugue pour eux au présent, le présent de l'instant qu'ils boivent tous deux « jusqu'à la lie ». Ils n'ont pas réussi à se conjuguer au passé ou à se projeter dans le futur. Mais ce n'est pas là l'important puisque « Cléopâtre pense : je suis la faute la plus lumineuse d'Antoine et Antoine fautera encore. » La conjonction des corps et des mots est sublime dans la scène finale, scandée comme des battements de cœur tiraillés entre le désir d'amour et de vie et la mort proche et inéluctable : « Je m'évapore de plus en plus vite. Une corde vite. Prends cette corde vite. La corde. D'accord. Un corps. Un cœur. Mon cœur. Ton cœur.  Vainqueur. Vapeur. Parfum. Parfois. Pourquoi. Pour toi. Pour moi. Ma peur. Tu as peur. J'ai peur. Je meurs. Tu meurs. La mort. L'amour. La tour. Nature. Nocturne. Tu. Tu. Tu. Tire. Tire. Tire. Tire. C'est dur. L'amour. Tout cela. Doucement. Puissant. Poison. Oiseau. C'est faux. Ses fautes. Serpent. Serre-moi. Romance. Les Romains. La main. La fin. Fin. Divin....»

grâce à un duo d'acteurs inondé de force, de majesté et d'intimité

La posture des corps, le petit accent étranger, la simplicité de la mise en scène et la complicité généreuse entre les comédiens rendent cet Antoine et cette Cléopâtre plus majestueux que jamais. Bien plus que s'ils avaient revêtus couronnes, épées, khôls précieux et armures de guerre. Ces deux jeunes gens parviennent à la plus délicate des compositions : celle de mimer l'émotion universelle des amants éperdus sans risquer de l'écorcher avec leur rôle de légendes et de rois de l'humanité. Sofia Dias est Cléopâtre dans sa tenue superbe et digne, Sofia Dias est une amoureuse dans son regard et sa douceur de femme. Vitor Roriz est Antoine dans son visage et sa stature robustes, Vitor Roriz est un homme amoureux dans sa soudaine pudeur, ses regards inquiets et son choix final. Ces deux superbes comédiens sont majestueux dans leur humanité et relient chacun de nous, tels Antoine et Cléopâtre en leur temps et leurs espaces - Delta du Nil, rives de Rome - à la grande course de l'humanité : « L'ombre de Cléopâtre danse partout. Antoine danse avec l'ombre de Cléopâtre. Cléopâtre sent mon odeur. Antoine dilate ses narines. Antoine entre dans le présent. Et tu dis : Tu l'aimes ? Et tu dis : je ne sais pas de qui tu parles. » Du grand théâtre inventé, réinventé, scandé, rimé, dansé et... aimé. À la folie.

Claire BONNOT

« Antoine et Cléopâtre » d'après William Shakespeare écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues

Du 14 septembre au 8 octobre 2016
au Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette, 75011 Paris.

Du 14 septembre au 3 octobre à 20h et du 5 au 8 octobre à 21h. Relâche les 18, 24,25, 29 septembre et 4 octobre.
Durée : 1h15.