Dans un seul-en-scène remarquablement interprété par Guillaume Ravoire et joliment mis en scène par Daniel San Pedro, son auteur, le pensionnaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger, dévoile ce qui a fait de lui un conteur d'histoires : son éleveur de grand-père qui lui racontait chaque jour l'incroyable « Voyage en Uruguay » de trois de ses taureaux et deux de ses vaches.
La pièce a lieu au « Paradis » du Lucernaire, cette petite salle intimiste à laquelle on accède par un escalier en colimaçon et qui donne l'impression de venir écouter une histoire dans le grenier de nos enfances. Retentit alors dans la salle plongée dans le noir la sirène d'un bateau en partance. Parés à voyager. Et soudain, dans un clair-obscur, le comédien apparaît harnaché de cordes de bateaux.
Une histoire émouvante et intime en forme de conte générationnel...
Ce jeune homme, casquette gavroche vissée sur la tête, répète à toute vitesse une ribambelle de mots incroyables - des noms semble-t-il - avec une agilité déconcertante et très amusante. C'est que les noms sont insolites : Pastille, Tarentelle, Mignonne, Pirouette et Pamplunette... Puis le décor apparaît : une étable avec des bottes de foin et des planches de bois. On nous raconte l'histoire d'un certain Don Hector venu tout droit de son pays, l'Uruguay, pour acheter des vaches normandes. On est en 1950. Et c'est finalement à la Ferme Neuve, l'étable du grand-père de Clément Hervieu-Léger, que le choix est fait. Robert, le grand-père, a l'air - d'après les mots de son petit-fils - d'un imposant patriarche : « Ici, tout est à vendre, sauf ma femme. » s'empresse-t-il d'ajouter avec une certaine coquetterie. Au fur et à mesure du conte, il est irrésistible de colère et de pudeur non exprimée, formidablement mimé par Guillaume Ravoire. Les trois taureaux et les deux vaches qui ont été choisies devront traverser l'Atlantique pour rejoindre la pampa uruguayenne. Et c'est son jeune cousin, Philippe Prévost (que joue Guillaume Ravoire) qu'il charge de les accompagner pour les soigner. Le jeune homme s'effondre sur scène : rêve ou cauchemar pour celui qui n'est jamais sorti de sa région ? « Mon cœur il battait si fort que je l'entendais dans mes oreilles », nous dit-il avec une belle spontanéité tandis qu'il rejoint sa maison à bicyclette et à toute vitesse, en pleurant, dans le vent. Le voyage devait durer deux mois. Ce qu'on aime les jolies pensées de ce jeune homme qui vient annoncer la nouvelle à sa mère « avec le visage changé de celui qui a un destin » : « Ma mère avait déjà le visage calme des femmes de marins, des mères d'aventuriers ». L'aventure, déjà, commence avant même l'arrivée sur le bateau. Entre les oscillations sentimentales de Philippe se glisse le petit Clément, alors enfant ou plus grand (dans une agile mise en scène : Guillaume Ravoire met des petites lunettes), qui raconte a posteriori son histoire à lui, celle qu'il s'est construite à partir des souvenirs laissés par le récit de son grand-père, naviguant, à son tour, entre les sentiments : « Je connais cette histoire par cœur. C'est mon grand-père qui me l'a racontée » ; « J'ai douze ans à la mort de mon grand-père, la fin d'une époque » ; « Je viens dans l'étable quand il pleut ou quand je suis triste. Aujourd'hui, il ne pleut pas. » ; « Je ne suis pas un enfant triste, je suis nostalgique, c'est différent. Je ne suis pas certain d'être fait pour le métier d'éleveur. » Et finalement, une évidence, celle de vouloir construire « sa mythologie familiale » bien sûr mais surtout d'en retirer qui il est : « L'étable était devenue mon propre théâtre », dit le petit Clément. Ou comment transmettre par l'épopée.
... campée par un comédien physique et sensible dont la prestation reste gravée en mémoire comme pour les grandes histoires
Le récit s'intensifie dès lors que le départ approche. Philippe lit Jules Supervielle qui décrit la pampa, les gaucho et les estancia. Il s'inquiète ou cherche un peu d'entraide (hilarant et émouvant) : « J'inspectais chacune des vaches pour leur trouver une lueur complice dans l'œil »; « Mais comment nourrir cinq bovins en pleine mer pendant deux mois ? » Et c'est l'heure du grand départ, du voyage en train jusqu'à Rotterdam et de l'arrivée devant l'immense paquebot Aphar. La forte mais simple dimension scénique de Daniel San Pedro prend ici tout son sens. On imagine le box des bêtes établi sur le pont du bateau, on visualise la balade des passagers venu humer l'air marin, on s'esclaffe devant cette histoire de fumiers jetés au mauvais endroit, on ressent la peur de Philippe quand l'une de ses vaches doit mettre bas, on grille au soleil du Brésil avec lui... La performance est remarquable : physique avec les bêtes (imaginaires) à retenir dans leur box, à laver, à surveiller, émouvante avec le chassé-croisé entre les rêveries du jeune Philippe et celles du jeune Clément (la transformation physique est aussi impressionnante qu'elle ne demande aucun changement de costume) et enivrante avec les descriptions de l'étable d'abord, de la vie à bord ensuite et de l'arrivée à Montevideo puis, bientôt, au domaine des Caorsi. L'enchantement prend comme dans un beau roman. Qui continue encore aujourd'hui avec La Compagnie des Petits Champs de Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, compagnie théâtrale qui a pris place dans le domaine familial de la Ferme-Neuve, dans la fameuse étable devenue un théâtre, celui de la création et de la transmission.
Claire BONNOT
"Le Voyage en Uruguay" de Clément Hervieu-Léger mis en scène par Daniel San Pedro avec Guillaume Ravoire
Jusqu'au 15 octobre au Théâtre du Lucernaire 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris.