Au travers d'un opéra-théâtre chanté et parlé signé Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla, la « Traviata » de Verdi, inspirée de « La Dame aux Camélias » de Alexandre Dumas fils, ressuscite sur la scène des Bouffes du Nord, avec une proximité rare aux grandes héroïnes lyriques et littéraires. Un envoûtement des sens incroyable et une impression inoubliable.
Sous la voûte grandiose du Théâtre des Bouffes du Nord, à lui-même un décor de pièce de théâtre avec ses murs ocres à la peinture écaillée, la représentation de la « Traviata » s'annonce transcendante. Déjà, le décor a pris d'assaut la scène, ensevelie sous un grand voile qui s'illumine par touches lumineuses (des lampes torches) et se meut au gré des mouvements des comédiens qui entrent en scène.
De la majesté de l'opéra à la proximité du théâtre : l'objet théâtral puissamment envoûtant de Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla
Les musiciens entonnent leur air festif, jouant par intervalles dans un semblant de cacophonie. La fête ne fait que commencer. On distingue des hommes et des femmes, rêvassant, s'embrassant ou s'étreignant sous ce drapé voilé. Comme un monde à part, une fête d'initiés ou un ballet d'êtres emprisonnés. Et soudain, elle apparaît : robe verte décolletée, paletot brodé de roses pâles, cheveux détachés. Elle semble étouffer. Blanche, livide mais déjà éclatante. En parfaite opposition avec l'ambiance joyeusement foutraque qui émane de cette soirée de "dévoyés". Quand un homme éperdu d'amour pour elle, Violetta, la Traviata (la dévoyée), la courtisane la plus chère de Paris, demande à entrer, il lui est répondu : « Il y a une petite fente quelque part, trouve-là ». Entre la magie de l'art et la réalité brute de l'histoire. Entre la grandeur distanciée de l'opéra et la proximité vivace du théâtre. Et ces deux temporalités continuent de s'animer en chœur dans le dialogue de séduction puis d'amoureux de ces deux êtres perdus puis éperdus : Alfredo et Violetta se trouvent et ne se quittent plus, lui, chantant son amour en italien, elle, répondant son impossibilité d'aimer en français : « Si c'est vrai, fuyez-moi, je ne sais pas aimer. » jusqu'à le retrouver pour « Jouir, mourir de volupté » en italien. Celle qui se meurt, tuberculeuse, mais court au devant de son destin inespéré d'amoureuse passionnée, est cette courtisane ayant existé que Alexandre Dumas fils a aimé et immortalisé en héroïne : Marguerite Gautier, la Dame aux Camélias. Giuseppe Verdi s'en inspire pour créer sa propre créature romantique, la belle dévoyée Violetta, qui choquera le public en 1853, peu habitué à un aussi grand déballage d'intimité de la part d'une héroïne d'opéra. C'est cette intimité sublime, jamais pathétique mais toujours déchirante, que cette pièce exalte puissamment. Jouant sur la juxtaposition du registre profondément dramatique de cet amour impossible et de cette injustice et du registre réaliste et souvent drôle - la scène où Violetta rencontre trois instrumentistes fascinées par ses toilettes et que celle-ci répond : « Ouais ça c'est Alexandre Dumas qui me l'a donné. Le gros ? Non le fils, il est un peu du genre à te dicter tout ce que tu dois dire » - cette mise en scène, couplée à l'immortelle et enivrante musique de Verdi, offre un tableau superbe d'une modernité poétique qui ébranle nos âmes, nos cœurs et nos esprits.
Une grande « Traviata » sous les traits frêles et graciles et l'interprétation déchirante de Judith Chemla
Une modernité poétique que Judith Chemla exhale à tous les niveaux de son interprétation. Frêle, gracile, d'une blancheur éclatante, les yeux pénétrants où se lit la mélancolie, l'ancienne pensionnaire de la Comédie-Française a tout de la "Dame aux Camélias" légendaire. Sa voix est impressionnante de force, de maîtrise et de la fébrilité que l'on attend de cette amante profondément sincère clouée au piloris par la bonne société. Sa façon de jouer la passion, la détresse et la maladie est pétrie de dignité. Son amour se dévoile en silences - quel superbe instant que celui des retrouvailles des amants éloignés s'étreignant longuement sans se parler, sans musique, seulement leur souffle coupé - ses tourments en chants déchirés au rythme saccadé : « Me séparer de lui/Le supplice est si cruel/Je préférerais mourir ». Son Alfredo (formidable Damien Bigourdan) est tout aussi puissant, jouant lui aussi sur cette pudeur des sentiments pour autant passionnés. La troupe, entre comédiens et musiciens, installe un parfum de tragédie poétique - coups de cordes vengeurs hilarants, fête de carnaval et cotillons, rêveurs coiffés de fleurs - entourée de décors tout droit sortis d'un songe où les fleurs en pot se multiplient et tapissent le sol de leur entêtant parfum. « Les roses de mes joues sont déjà fanées », dira Violetta à Alfredo. Mais elle sera là « parmi ces fleurs pour toujours ». Et c'est la sensation inoubliable qui nous étreint lorsque la lumière s'éteint sur Judith Chemla/Violetta agonisant parmi ces fleurs et ce voile toujours omniprésent. On en ressort frissonnant, dévastés mais réconfortés par cette force incontestable de l'amour sincère et véritable.
"Traviata" d'après "La Traviata" de Giuseppe Verdi et mise en scène par Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla
Jusqu'au 15 octobre 2016
au Théâtre des Bouffes du Nord
37, bis, boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Les mardis, mercredis, vendredis et samedis, à 20h30.
Durée : environ 2h.