Alors que l'auteur russe ne cesse d'être joué et adapté en France, la metteuse en scène Julie Deliquet qui avait monté son Oncle Vania à la Comédie Française en 2016-2017 revient à Tchekhov en faisant s'entrechoquer deux de ses œuvres majeures - Les Trois Sœurs et Ivanov - dans une adaptation contemporaine, Mélancolie(s). Si l'idée est formidable pour illustrer le désenchantement actuel et l'incertitude des temps à venir, l'âme définitivement transcendante de l'œuvre tchékhovienne ne prend étrangement pas. Plus que de la mélancolie, on ressent plutôt chez Julie Deliquet beaucoup de violence. Celle de notre société, sans doute.
Avant même que la pièce ne commence, la scène s'offre aux spectateurs comme un jardin ouvert, comme un morceau de vie auquel on nous convie. Une jeune femme est assoupie dans une chaise-longue, une table d'extérieur est servie, un hamac abrite un dormeur et une guirlande lumineuse annonce des belles soirées d'été. L'air est à la quiétude, semble-t-il... Le grand rideau blanc qui flotte au vent se transforme soudain en toile de projection cinématographique. Tel un roman d'amour des sixties, Anna et Nicolas sont filmés au plus près dans une voiture sur un fond musical engageant. Et pourtant... L'amour fou a laissé place à l'enfermement.
Du Tchekhov recomposé pour illustrer l'époque actuelle qui apparaît malheureusement sans transcendance
C'est en gardant presque tous les mots du maître russe et en fusionnant son Ivanov et ses Trois Sœurs que Julie Deliquet et son collectif In Vitro ont voulu raconter les solitudes contemporaines. Par ce tour de passe-passe et par ce jeu mâtiné d'improvisations et de travail au plateau des acteurs, Mélancolie(s) prend un tour bien plus noir que la société poétiquement dépeinte par Tchekhov. C'est peut-être d'ailleurs ce qui fait tout le sel de cette expérimentation théâtrale, alors réussie, mais qui laisse les mélancoliques de Tchekhov un peu sur leur faim. Les mots du dramaturge russe sont éternels et révèlent encore aujourd'hui indéniablement l'âme humaine. Sous leur filtre, l'époque actuelle apparaît cependant encore plus dénuée de sens que celle des débuts du XXème siècle. Comme si ce travail théâtral de l'instant - façonné pour faire croire que cette langue est d'aujourd'hui - faisait ressortir toute la violence de notre société contemporaine sans laisser flotter la magie justement inattrapable de ces instants d'éternité de partage que sont les repas et les discussions interminables si superbement décrits par Tchekhov. Ici, les trois sœurs ne sont plus que deux - Olympe alias Olga et Sacha, mélange de Macha et Irina - et Ivanov se prénomme Nicolas. Il fait irruption à la fête d'anniversaire de la pièce Les Trois Sœurs et trouble vite Sacha-Macha comme le fait le très philosophe Verchinine. Si le spectateur averti voit se dérouler les scènes originales sous ses yeux, entre les discussions sur l'importance du travail, le temps qui passe et les repas conviviaux d'un été finissant, la beauté de l'univers tchékhovien ne vient pas prendre place à ce banquet. Peut-être est-ce dû à la violence du mal-être qu'introduit le personnage d'Ivanov dans l'atmosphère pesante mais à jamais flottante des Trois Sœurs. Très vite, les ennuis d'argent, la maladie de sa femme, la vacuité ressentie dans sa vie vont plonger Ivanov-Nicolas dans une mélancolie terrible qui rongera bien plus que sa personne. L'espoir d'une vie heureuse, d'une vie accomplie, paraît très vite impossible chez Julie Deliquet quand Tchekhov joue si bien des tourments de l'existence humaine, entre désespérance et exaltation, entre pulsion de mort et pulsion de vie.
dans une mise en scène et un jeu chocs exaltant un désespoir abyssal loin de la mélancolie - pourtant insidieuse - de l'œuvre tchékhovienne
Il ressort du jeu des huit comédiens - tous très bons malgré le jeu un peu caricatural de Aleksandra De Cizancourt interprétant Natacha, la fiancée vulgaire du frère des Trois Sœurs - une âpreté terrible de la vie. L'escalade de la violence dans les discussions, dans les mots prononcés et surtout dans la mise en scène des situations est étouffante comme on le vit dans les séries haletantes d'aujourd'hui. L'interprétation d'Éric Charon en Nicolas-Ivanov est magistrale mais profondément terrifiante tant il apparaît ignoble personnage. La frontière entre le héros et le anti-héros de Tchekhov, en proie à des démons existentialistes, est un peu trop vite franchie du côté noir de la force. Dommage. L'interprète de l'idéaliste et passionnée Sacha (superbe Agnès Ramy) apporte un peu de ce Tchekhov vibrant dont on cherche à se repaître durant toute la pièce. On ressort de ce spectacle somme toute agréable à suivre, profondément mélancolique, avec cette troublante interrogation en tête, finalement révélatrice de l'époque actuelle : était-ce mieux avant ?
Claire Bonnot.
"Mélancolie(s)" d'après Anton Tchekhov, mise en scène par Julie Deliquet et adapté par le collectif In Vitro
Jusqu'au 12 janvier 2018 au Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette, 75011 Paris
Durée : 1h50.