Dans un huis clos familial poignant, une mère-courage mais envahissante tente d’assurer un avenir à sa fille infirme et quelque peu asociale et à son fils qui semble fuir ses responsabilités d’homme de la maison. Nous sommes dans les années 1930 aux États-Unis, sous la plume intensément humaine du grand Tennessee Williams, qui s’inspira de sa propre vie. Un très beau moment de théâtre.
Dans une des salles intimistes du confidentiel Théâtre de Poche, l’obscurité s’est faite et un jeune homme à la moustache naissante se fait conteur et nous emporte en Amérique au cœur d’une maisonnée désertée par le père et, depuis, désolée. Lui est le fils, l’homme sur lequel la mère compte désormais…
Une saga familiale poignante se joue sous nos yeux en moins de deux heures
Nous voilà plongés dans un intérieur propret aux couleurs apparemment gaies - allant du jaune au violet - mais qui semblent passées. Une table, des chaises, une méridienne, un miroir et, surtout, un portrait, le seul, qui hante la pièce : celui du père qui a fui. La mère, Amanda, encore belle (superbe Cristiana Reali, quelle force de vie cette actrice porte en elle, le rôle est fait pour elle), cherche à savoir ce que fait son fils, Tom, parti toutes les nuits, et découvre que sa fille, Laura, n’a jamais suivi ses cours de dactylographie. Le découragement, la colère, la folie presque, emportent cette mère solitaire et pragmatique. Les dialogues et le jeu sont savoureux entre une fille totalement hagarde et hors du temps et une mère s’efforçant de trouver une solution, un avenir, pour cette enfant inadaptée à la société. Tennessee Williams a connu son premier succès, en 1944, avec cette “pièce de la mémoire” comme il l’exprimait : cette pièce qui se souvient de sa propre histoire de famille et de sa sœur devenue schizophrène et qui fut lobotomisée, un acte qu’il ne pardonnera jamais. La mère, à la fois merveilleuse dans son acharnement à réveiller ses enfants et tout bonnement insupportable voire ultra-possessive, enchaîne les ruses affectives, hilarantes et presque effrayantes. La scène de dispute entre la mère et le fils, entendue des coulisses, est magistrale. Amanda sent bien que son fils, qui confesse aller chaque soir au cinéma, cherche une échappatoire à cette vie de contraintes. Mais il est le seul à pouvoir ramener de l’argent à la maisonnée. “Tu crois que ça m’excite la chaussure continentale ?”, lui criera-t-il. Mais, pense-t-elle : “Qu’est-ce qu’il nous reste ? Le sort des femmes célibataires pas capables de rentrer dans la vie professionnelle, de pauvres oisillons sans nids.“ Tel un dernier pacte avant le départ inéluctable du fils, ils fomentent tous deux une rencontre amoureuse pour la sœur. Dans une scène superbe à la longueur jouissive porteuse d’une angoisse latente, les deux protagonistes offrent tout le bonheur et tout le malheur possibles que l’on pouvait imaginer. Les rêves font place aux cauchemars, les espoirs à la rude réalité. Mais le temps d’une soirée, Amanda, Laura et Tom ont cru à la possibilité d’une heureuse destinée.
Si la ménagerie de verre avec laquelle joue des heures durant la petite sœur infirme est la métaphore symbolique de cet enfermement fatal d’une mère et de sa fille, cette mise en scène nous fait ressentir au plus près la chair de l’écriture de Tennessee Williams (ici traduite par Isabelle Famchon). La réalité de cette vie malheureuse et tragique vient nous frapper au visage aussi fort que le fracas produit par la chute de la licorne de verre de Laura.
portée par une Cristiana Reali virevoltante et époustouflante et deux acteurs masculins merveilleux
Oui, le rôle de cette mère oscillant entre le vampire psychique et la louve protectrice sied à merveille à Cristiana Reali. Sa vivacité naturelle et son talent d’actrice généreuse irradient sur la scène du Théâtre de Poche et on ne peut s’empêcher de lui trouver des airs de ressemblance avec la Scarlett O’Hara éclaboussante de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent : lorsqu’elle se remémore ses innombrables conquêtes de jeunesse, lorsqu’elle ressort sa robe jaune à froufrous avec éventail… mais aussi pour la formidable ténacité de ce personnage courage qui n’abandonne jamais. Par sa présence, par son jeu de l’instant, Cristiana Reali ancre les spectateurs dans cette histoire de vie terriblement humaine et nous entraîne aisément dans des souvenirs nostalgiques de repas, disputes, retrouvailles de famille ou vers une figure féminine tant aimée et admirée de notre propre entourage. Le second rôle féminin - difficile à jouer il faut l’avouer - celui de Laura, la sœur infirme et recluse dans un autre monde, n’a pas réellement apporté la subtilité attendue. Ophélia Kolb joue un peu trop mécaniquement cet être timide et maladroit, figeant ainsi l’émotion qui affleure sous ce rôle tragique. Son partenaire, Félix Beaupérin, qui joue son galant d’une soirée, le beau et plein de vie Jim, parvient à merveille à habiter la scène. Il est, comme Cristiana Reali, dans l’instant du jeu, offrant toute la respiration que son personnage apporte à l’intrigue. Jusqu’à éradiquer, avec toute la grâce qu’il a apporté, l’espoir le plus pur qu’il avait pourtant superbement suscité. Tom, enfin, le fils, le frère, le narrateur, est magnifiquement interprété par Charles Templon. Il est totalement cet être habité dans ses veines d’un ailleurs rêvé, tiraillé entre ses devoirs familiaux, l’amour qu’il porte à sa sœur et à sa mère, et son besoin de respirer, sa passion de l’écriture, de l’aventure.
Cette pièce est un vrai bijou et fait vivre autant d’émotions que les grandes sagas familiales littéraires si bien adaptées à la télévision. Ici, la magie de l’instant, du spectacle vivant, nous happe peut-être encore plus.
Claire Bonnot.
“La Ménagerie de verre” de Tennessee Williams, mise en scène par Charlotte Rondelez
au Théâtre de Poche-Montparnasse
75, boulevard de Montparnasse
75006 Paris
Du mardi au samedi à 21h et le dimanche à 17h30.
Durée : 1h50.