Roman/Feuilleton - "Les Souffleurs" - *2

par Claire Bonnot

Dans l’épisode 1, Lili et Firmin assistent à la Première de “Cyrano de Bergerac” au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Ils voient la scène depuis le paradis.

L’épisode 2 démarre à l’Acte II…

“Le lourd rideau se déploya à nouveau”

1. Au Paradis (Suite)

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“Un souffle était passé sur le visage de Lili, lui-même retenant son souffle sans même s’en rendre compte. Chaque mot de cette longue tirade s’était comme imprimé en lui, résonnant fortement à son oreille, et il était sûr que le temps venait de s’arrêter.”


Des cuisiniers à toque se promenaient sur scène entre des poulets rôtis et des gâteaux garnis. Lili affichait un grand sourire. Un gros bonhomme chaleureux récitait des vers omettant de servir ses clients. Mais voilà que monsieur Cyrano réapparut. Il semblait très préoccupé.

- (Cyrano) Eh bien ! écrivons-là,

Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,

Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.

« Lettre d’amour », répéta Lili à sa valise, qu’il avait délicatement posée sur ses pieds, chaussés de ses souliers préférés, s’obligeant alors à ne pas bouger, posté qu’il était entre la rambarde du paradis et Firmin qui le veillait.

- Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.

- Voulez-vous être à moi ?


- (Cyrano) Non, Monsieur, à personne.

Firmin attrapa à nouveau Lili par l’épaule et lui dit :


- C’est cela, mon petit, c’est cela. Un poète n’est jamais à personne, tu entends ? Nous, nous sommes libres, toujours et à jamais.

- Et la lettre d’amour, Firmin ? Si on écrit une lettre d’amour à quelqu’un, est-ce qu’on est toujours libre ? Monsieur Cyrano a eu l’air triste après avoir écrit sa lettre et que cette dame lui ait dit qu’elle aimait le joli Baron.

Firmin était époustouflé. Cet enfant de sept ans était d’une précocité. Que lui répondre ?

- Attends de voir et d’entendre, mon petit Lili. Edmond Rostand te dira tout ce que tu dois savoir, crois-moi, je le sens.

Et Firmin de poser sa main sur son cœur avec un petit air triste qui vagabonda quelques temps.

- (Cyrano) Mais... chanter,

Rêver, rire, passer, être seul, être libre,

Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,

Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,

Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,

À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !

N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,

Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,

Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,

Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !

Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,

Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,

Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,

Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,

Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Un souffle était passé sur le visage de Lili, lui-même retenant son souffle sans même s’en rendre compte. Il avait senti la même force fraîche et vivifiante que lorsque le mistral se soulève dans le sud. Chaque mot de cette longue tirade s’était comme imprimé en lui, résonnant fortement à son oreille - « Chanter, rêver, rire (...) être libre... » - et il était sûr que le temps venait de s’arrêter. Alors il se retourna et vit Firmin pleurer à chaudes larmes. Une drôle de sensation s’empara de lui : c’était chaud dans ses joues et dans son ventre, froid dans ses mains et il éprouvait une immense joie, bien plus grande encore que celle qu’il avait eue en pénétrant dans ce théâtre. Comme engourdi, Lili se pinça et ouvrit sa valise pour y souffler chaque mot de ce texte inoubliable.

Murmurant sans doute un peu trop fort, Lili fut réveillé de ce drôle de songe par le paradis qui lui intimait de se taire. Firmin lui souriait.


Monsieur Cyrano de Bergerac n’avait pas de valise mais beaucoup de mots, se dit Lili. C’était là son acte de naissance au monde. Tout comme lui, et c’était grâce à Firmin. Ce soir-là, Lili se sentit aussi aimé qu’un enfant non abandonné.

- (Cyrano) Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté :

Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.


De nouveau, un souffle était passé sur le visage de Lili. Chaque mot de cette réplique s’était comme imprimé en lui, résonnant fortement à son oreille. Il se retourna et vit Firmin en adoration. Une drôle de sensation s’empara de lui et il eut l’impression d’être poussé à partager ce qu’il avait entendu. Alors, il se baissa pour ouvrir sa valise et y souffler le texte miraculeux.

- Lili, Lili, tu assistes ce soir à la manifestation de la plus pure beauté. La voix de Firmin semblait voler.

Lili sortit de son étourdissement. Le rideau s’abaissa une seconde fois. Le paradis se prenait dans les bras. Firmin serra Lili dans les siens. Lili était tout chose. Il se sentait élu, élu pour la première fois. C’était comme s’il avait attendu toute sa vie - quelle chance qu’il ait eu cette révélation à l’âge de sept ans ! - de rencontrer Cyrano de Bergerac, sa grâce, sa noblesse et sa pureté. Et toute cette beauté lui était destinée. C’était merveilleux, merveilleux! Lili n’avait jamais vécu ça auparavant et il se dit d’ailleurs qu’il faudrait en parler à Firmin car, il en était certain, il lui manquait des mots pour exprimer tout ce qu’il ressentait. Il ne savait dire désormais s’il était intensément heureux ou terriblement mélancolique mais dans les deux cas, c’était extraordinaire. Lili aimait énormément ce mot car, comme lui avait appris Firmin, c’était tout ce qui sortait de l’ « ordinaire ».

- Un balcon !

Lili était ébahi devant le décor du troisième acte. Du lierre parcourait un mur et un balcon, lui-même surplombant un jardin. Une grande fenêtre était éclairée.

- (Roxane) Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout.

- « Ces jolis rien qui sont tout ». Que j’aime ce monsieur Rostand, Lili. C’est superbe, superbe, écoutons bien.

- (Christian) Et puis... je serai si content.

Si vous m’aimiez ! - Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !

- (Roxane) Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m’aimez ?...

- (Christian) Mais... beaucoup.

- (Roxane) Oh !... Délabyrinthez vos sentiments !


Firmin riait derrière Lili. Lili se retourna, ravi que son « papa de la route » ait délaissé ses larmes pour des sentiments plus joyeux.

- Vois-tu mon petit Lili combien les mots sont importants ?

- Alors, Roxane pourrait m’aimer moi ?

Firmin rit si fort que le paradis, sûrement bercé par les sentiments amoureux qui se jouaient devant eux, se mit à rire d’aussi gentille humeur. Lili eut honte et fut un peu vexé. Firmin, malicieux, se dit qu’il n’était pas mauvais que Lili expérimente les premiers tourments de l’émoi amoureux.

- (Cyrano) Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?...
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !

C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,

Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots

Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !

Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles

Ou non, le tremblement adoré de ta main

Descendre tout le long des branches du jasmin !
(...)

- (Christian) Un baiser !


Lili se mit la main à la bouche, partagé entre le rire et la gêne et ses yeux devinrent encore plus ronds.


- (Cyrano à Christian) Tu vas trop vite.

(...)

- (Cyrano) Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse,

Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,

Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;

C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,

Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,

Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,

Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !

Cette fois, c’est Firmin qui murmurait en chœur avec Roxane sans même sans apercevoir :

- « Ce bruit d’abeille... »

- « Cet instant d’infini !... »

- Entracte ! Entracte !

Envoûtés, Lili et Firmin n’avaient pas vu le rideau se fermer. Cyrano, grâce à ces mots, avait permis à Roxane et Christian de s’aimer et même de se marier. Mais la guerre rôdait et les deux épousés durent très vite se séparer.

Lili serra sa valise sur son cœur tandis que Firmin semblait se réveiller d’un merveilleux et douloureux songe.

- Je ne veux pas partir d’ici, Firmin ! C’est vraiment le paradis, ne descendons pas.

- Tu ne veux pas manger un petit quelque chose mon petit, répondit Firmin presque machinalement.

- Non, restons. L’âme n’a pas besoin d’autre nourriture que celle que nous avons ici.

Firmin se pinça. Comment ce petit garçon de sept ans pouvait-il percevoir une chose pareille? Il se passait ici quelque chose d’inhabituel, il en était désormais sûr. Sa réflexion sur l’amour et la liberté l’avait déjà stupéfait. Se pouvait-il que... ? Non, non, cela ne se pouvait pas. Et pourtant, Firmin se demandait... mais non c’était impossible.

Pendant que Firmin passait d’un sentiment à l’autre, plus bouleversé qu’il ne l’aurait cru, Lili rayonnait. Ce paradis qui se vidait, Firmin qui le veillait, et lui-même, Lili, seul à seul avec cette histoire fabuleuse, nichée au creux de ce théâtre, derrière ces somptueux rideaux de velours, c’était inespéré ! Ces quelques minutes d’entracte, de silence, de dialogue intérieur d’une petite âme à une autre âme – celle de Cyrano, celle de Rostand, celle du théâtre – étaient réservées à Lili qui se trouvait seul à entrer en parfaite communion avec les planches.

Les planches bougèrent soudain. Lili écarquilla à nouveau ses yeux dans un mouvement de stupeur et se projeta contre la balustrade du paradis. Une sorte de trappe venait de se refermer. Il l’avait vue et en avait entendu le bruit sourd. Comment n’avait-il pas pu remarquer cette planche ouverte pendant la représentation ? Et était-elle ouverte ou était-elle fermée ? Qui était dedans ? Y avait-il quelqu’un sous la scène ?
Lili avait toujours rêvé d’avoir droit à des coulisses et à un dessous de scène mais avec leur théâtre ambulant, ce n’était pas possible. Il était décidé à ne pas lâcher des yeux cette planche en avant-scène pendant les deux derniers actes. Lili hésita à en parler à Firmin mais, pour une fois, une pointe d’indépendance vint percer chez le jeune enfant. Firmin n’avait apparemment rien vu, c’était donc à lui de venir à bout de cette aventure, en homme.
Lili n’avait pas bien observé son « papa de la route ». Firmin avait vu, lui aussi, la trappe se fermer et il n’en était que plus préoccupé. Ne voulant rien laisser paraître à son petit protégé, il se mit à le questionner sur la pièce, feignant d’adopter un ton détaché.

- Alors mon cher Lili, comment tu la trouves cette pièce de M. Rostand ?

Lili était très étonné de cette question. Firmin savait qu’il avait une extrême pudeur à se confier sur ses sentiments, du moins jamais si tôt après un coup de foudre. Car c’était bien un coup de foudre. Ses joues s’empourprèrent et il s’en voulut terriblement de laisser transparaître son bonheur. Son cœur était tout ouvert et il reçut un nouvel éclair.
Firmin était meurtri d’avoir malencontreusement fait du mal à son petit. Il savait cette âme non pas fragile mais d’une sensibilité exquise. Il lui tendit sa valise qui venait de tomber à leurs pieds, le petit garçon l’ayant lâchée dans sa détresse. Lili fit alors son plus beau sourire à Firmin. Son « poète » avait le don de panser les maux sans ne prononcer aucun mot. C’était une des autres bénédictions du théâtre et de ses interprètes : le geste disait beaucoup, plus ou autant que le mot. Le silence, aussi. Lili aimait le silence. Il y trouvait beaucoup de sens.
Firmin était très touché par cet enfant qui n’était pas le sien et qui, pourtant, lui rendait si bien ce qu’il était et ce qu’il s’astreignait à être chaque jour de sa vie, pour les autres et pour Lili. Edmond Rostand semblait, ce soir, lui avoir personnellement offert une récompense. Cyrano de Bergerac concentrait tout ce que Firmin chérissait mais encore plus et surtout, tout ce vers quoi Firmin tendait. La bravoure et la pudeur, l’âme défenderesse et la tendresse, la liberté et l’amour, le panache et le dévouement et le verbe au commencement et à la fin, sans doute. Il leur fallait voir la fin.

Lili parlait à sa valise qui était désormais ouverte. Firmin lui caressa gentiment le sommet du crâne. Ce petit était béni, il le sentait. La Lune ne l’avait-elle pas choisi ?
Trois coups retentirent à nouveau, le paradis reprit ses airs de cour des miracles et le rideau s’ouvrit. C’était la guerre, tambours battants.

- C’est un peu rude,

Pour portez une lettre, à chaque jour levant,
De risquer !

- (Cyrano) J’ai promis qu’il écrirait souvent !
Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite

Savait qu’il meurt de faim... Mais toujours beau !

Les cadets de Gascogne dont Cyrano et Christian, le mari de Roxane, se mouraient, et présentement de faim, au siège d’Arras. Cyrano, lui, n’en avait que faire, il se nourrissait de mots.

Firmin exultait. C’était encore mieux que ce qu’il avait imaginé. C’était romanesque - Cyrano passant les lignes ennemies pour envoyer à Roxane ses propres lettres signées de la main de Christian - noble et tendrement bravache.

- (Cyrano) Oui, la pointe, le mot !

Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !

- Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu’on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d’un lit de fièvres,

Tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres !

Un souffle était passé sur le visage de Lili. Chaque mot de cette tirade s’était comme imprimé en lui, résonnant fortement à son oreille - « Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose, En faisant un bon mot, pour une belle cause ! » - et il était sûr que le temps venait de s’arrêter. Il se retourna et vit Firmin se signer. Alors, il se baissa pour ouvrir sa valise et y souffler le texte qui l’avait transformé.

- (Roxane) Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
Ce sont vos lettres qui m’ont grisée ! Ah ! songez

Combien depuis un mois vous m’en avez écrites,

Et plus belles toujours !

(...)


- (Roxane) Je viens te demander pardon (et c’est bien l’heure
De demander pardon, puisqu’il se peut qu’on meure !)
De t’avoir fait d’abord, dans ma frivolité,

L’insulte de t’aimer pour ta seule beauté !

(...)

- (Roxane) Je t’aimerais encore !

Si toute ta beauté tout d’un coup s’envolait...

- (Christian) Oh ! ne dis pas cela !
(...)

Quoi ? laid ?

- (Roxane) Laid ! je le jure !

Le silence était d’or dans le Théâtre de la Porte Saint-Martin ce soir de Première, au 28 décembre de l’année 1897.

- (Christian) C’est toi qu’elle aime !


- (Cyrano) Non !


- (Christian) Elle n’aime plus que mon âme !

(...)

-
(Christian) Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
— Je vais voir ce qu’on fait, tiens ! Je vais jusqu’au bout
Du poste ; Je reviens : parle, et qu’elle préfère
L’un de nous deux !

Lili avait repris la main de Firmin et la serrait très fort même si Firmin était persuadé que Lili l’avait fait dans un élan de tendresse envers lui plutôt que dans un besoin enfantin. L’âme vaillante et tendre de Cyrano semblait l’avoir entouré d’un halo de lumière.

- Le premier coup de feu de l’ennemi !

Christian n’était plus. C’était fini.

(...)
- (Roxane) Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
- N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être

Merveilleux ?

- (Cyrano) Oui, Roxane.

-
(Roxane) Un poète inouï,

Adorable ?

(...)
- (Cyrano) Et je n’ai qu’à mourir aujourd’hui.
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
(...)
-
(Cyrano) Feu !


Les bruits des balles fusèrent. Rideau.

Lili ne pleura pas, il s’y refusait. Il était un homme désormais, il le savait, il le sentait. Firmin pleura, il s’épanchait. Il était lui-même désormais, il le sentait, il le savait. Cyrano les avait fait grandir, tous deux, vers ce qu’ils voulaient et ce qu’ils devaient être. Ils étaient sereins, comme apaisés. Leurs mains étaient toujours serrées. Aucun mot n’avait à être exprimé.

Un couvent, un arbre, un banc. Le rideau s’était à nouveau soulevé, pour la dernière fois.

- Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.

- C’est très laid.

- Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l’ai vu.
(...)

- Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.

- Non ! il va se moquer !


- Il dira que les nonnes
Sont très coquettes !


- Très gourmandes !

- Et très bonnes.

- N’est-ce pas,
Mère Marguerite de Jésus,
Qu’il vient, le samedi, depuis dix ans !

- Et plus !

Depuis que sa cousine à nos béguins de toile

Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,

Qui chez nous vint s’abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !

Lili comprit: Roxane était donc ici. Firmin idolâtra la fidélité sincère de cette femme.

- J’allais voir votre ami tantôt. J’étais encore

À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,

Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin

De la rue... et je cours... lorsque d’une fenêtre

Sous laquelle il passait — est-ce un hasard ?... peut-être !
— Un laquais laisse choir une pièce de bois.

- Les lâches !... Cyrano !
(...)

- C’est affreux !

- Notre ami, Monsieur, notre poète,

Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !

Lili cria. Firmin l’entoura instantanément de ses bras. Le paradis se jeta sur la balustrade.

- (Roxane) Depuis quatorze années,
Pour la première fois, en retard !

- (Cyrano) Oui, c’est fou !

J’enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !...

Le théâtre sembla exploser de sentiments mêlés et de sensations inexplorées. Cyrano s’évanouit puis se reprit. Tout le monde retenait son souffle.

- (Cyrano) C’est ma blessure
D’Arras... qui... quelquefois... vous savez...

- (Roxane) Pauvre ami !


- (Cyrano) Mais ce n’est rien. Cela va finir. C’est fini.


- (Roxane) Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant

Où l’on peut voir encor des larmes et du sang !

-(Cyrano) Sa lettre !... N’aviez-vous pas dit qu’un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?

(...)

- (Roxane) Ouvrez... lisez !... (...)

- (Cyrano) « Roxane, adieu, je vais mourir !... »
(...)

- (Roxane) Comme vous la lisez, Sa lettre !

Firmin avait le cœur qui débordait. C’était sans doute la première fois de sa vie qu’il n’avait aucun mot pour exprimer ce qu’il vivait. Lili était comme pétrifié. La salle toute entière, statufiée.

- (Roxane) C’était vous.


- (Cyrano) Non, non, Roxane, non !


- (Roxane) J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !
(...)


- (Roxane) Les mots chers et fous,
C’était vous...
(...)


- (Roxane) L’âme, c’était la vôtre !

- (Cyrano) Je ne vous aimais pas.

- (Roxane) Vous m’aimiez !
(...)

- (Cyrano) Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

Les sanglots se firent entendre de tous les coins, recoins, étages et balcons de la grande salle. Lili avait désormais la certitude de vivre le moment le plus fort de sa vie. Firmin sut qu’il était de son destin et de celui de Lili d’avoir croisé la route de Cyrano de Bergerac raconté par Monsieur Edmond Rostand.

Le coup ou le moment de grâce - c’est selon - arriva :

- (Cyrano) Oui, ma vie

Ce fut d’être celui qui souffle — et qu’on oublie !
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla

Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là :

Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,
D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !

Un souffle était passé sur le visage de Lili, lui-même retenant son souffle sans même s’en rendre compte. Chaque mot de cette tirade s’était comme imprimé en lui, résonnant fortement à son oreille - « ma vie, Ce fut d’être celui qui souffle — et qu’on oublie ! » - et il était sûr que le temps venait de s’arrêter. Alors il se retourna et vit Firmin à genoux. Il se baissa pour ouvrir sa valise et y souffler ce texte qui l’avait emporté.

- (Cyrano) Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,

Et voyageur aérien,

Grand risposteur du tac au tac,
Amant aussi — pas pour son bien ! —
Ci-gît Hercule-Savinien

De Cyrano de Bergerac

Qui fut tout, et qui ne fut rien.

Cette fois, le souffle venait de derrière lui. C’était bien quelqu’un qui lui soufflait les derniers vers – « Qui fut tout, et qui ne fut rien ». Lili se retourna. C’était Firmin. Il les disait d’une voix que Lili entendait pour la première fois. Alors Lili le regarda longuement. Un mot surgit de la scène en contrebas : « Panache ». Puis, plus rien. Un silence assourdissant. Soudain, des salves d’applaudissements envahirent le paradis et le théâtre tout entier. Les spectateurs pleuraient, riaient, s’embrassaient, hurlaient le nom de monsieur Edmond Rostand. Cette ferveur dura vingt incroyables minutes. Les comédiens furent rappelés quarante fois. Firmin portait Lili bien haut, dans ses bras. Et c’est là que Lili le vit. Un homme venait de fermer la trappe et de disparaître sous la scène.

Claire Bonnot

(Fin du Chapitre 1)
To be continued…


*J’ai pris la liberté de mêler aux aventures de mon petit héros, Lili, l’œuvre majeure de Edmond Rostand, la pièce “Cyrano de Bergerac”, dont de larges extraits sont cités, d’après le texte de la pièce datant de 1897.