par Claire Bonnot
L’épisode 3 nous transportait sept ans après les épisodes 1 et 2, en 1904, de Paris à Londres, de “Cyrano de Bergerac” à “Peter Pan”, et dans les pensées d’un petit Lili à celles d’une petite Daphné.
Dans cet épisode 4, Daphné se pose une infinité de questions pendant sa soirée au théâtre, la première historique de “Peter Pan ou le garçon qui ne voulait pas grandir” de James Matthew Barrie.
3.
Le garçon merveilleux
“Mais ce qui le contrariait beaucoup, c’était ces mots incessants qui sonnaient fort à son oreille. À chaque fois, il ressentait le même courant d’air que Madame Darling lorsqu’elle découvre Peter Pan derrière elle. C’était comme si quelqu’un lui soufflait certains mots de la pièce à l’oreille.”
Il était fâcheux pour Daphné de se rendre compte qu’elle était bel et bien une fille. Une « Wendy ». Elle aurait tout aussi bien pu faire bon effet en garçon si son papa n’avait pas insisté pour lui laisser les cheveux aussi longs. Ses bottines montantes cachaient aisément ses culottes bouffantes en dentelles qu’elle portait sous sa robe satinée, heureusement de coupe droite. Ainsi, elle pouvait passer pour un jeune écolier qui, un brin rebelle, n’aurait laissé personne raccourcir ses insolentes boucles brunes. C’est, l’esprit assailli de cette question incessante que Daphné estimait être de la plus haute importance – et à laquelle son papa et sa maman, plus amusés qu’autre chose, tentaient par tous les moyens de répondre – qu’elle suivait les aventures de Peter, Wendy, John et Michael dans le Pays Imaginaire. Quand, soudain, il lui sembla que Peter était une fille, que le comédien qui jouait le garçon qui ne voulait pas grandir était une comédienne. Son papa et elle étaient au deuxième rang et malgré son jeune âge, elle avait un don pour l’observation. C’est en tout cas ce que disait Rose, sa gouvernante, qui la trouvait parfois, disait-elle, le ton bien impertinent : « Quel toupet, cette petite, Madame ! » disait-elle à la maman de Daphné, avec autant d’impertinence que la sienne. Ce Peter avait une agilité souple et délicate que Daphné ne trouvait pas chez les garçons qui l’entouraient et qu’elle observait toujours avec acuité au grand dam de Rose.
- Peuh !, pensa Daphné. J’imagine d’ici les petites filles me traiter d’amoureuse. Mais jamais! Moi je suis amoureuse des aventures que ces garçons peuvent vivre dans les livres, au parc et dans les histoires. Nous les filles, les petites filles, nous devons toujours être bien sages, bien peignées, joliment habillées.
Ce n’est pas que Daphné n’aimait pas la toilette - elle en raffolait et elle rendait sa maman folle quand, chaque matin, elle attendait que celle-ci ait vidé le contenu de sa penderie pour lui dire qu’elle avait déjà choisi sa tenue - mais elle était persuadée que ce monde d’aventures lui était inconnu et défendu car elle était une fille.
- Ce Peter a une telle finesse des traits, un tout petit nez, observa encore Daphné. Et pourtant, l’illusion opère à merveille.
Et puis, Peter Pan était le petit garçon qui ne voulait pas grandir et non pas la petite fille qui ne voulait pas grandir. Bien qu’elle rouspétait de ne pas pouvoir vivre comme un garçon, Daphné n’était pas du genre à attendre que l’aventure vienne la cueillir. Elle aimait plus que tout - par provocation, sans doute - garder ses robes blanches et son grand nœud de taille bleu pour ferrailler avec les pirates (du salon) et se mesurer aux petits garçons vagabonds (logés dans sa tête) ! Ici, ce soir, à son grand désespoir, elle n’avait plus personne à qui s’identifier, à qui se mesurer, de fille à garçon... Peter était une fille et elle était déjà une fille !
Alors que le rideau se baissait et que l’entracte s’annonçait, son papa, avec son air de professeur, se retourna vers elle et lui dit :
- Daphné, tu as dû remarquer que le premier rôle, qui est celui d’un garçon, a été donné à une fille. C’est Miss Nina Boucicault, la sœur du Directeur du théâtre où tu te trouves ce soir.
- Oui, Papa, j’ai remarqué.
Et Daphné de bouder, prenant l’air offusqué de ces Ladies de Hyde Park lorsqu’elles rencontrent la petite fille et sa maman courant à toutes jambes, sans aucun égard pour leurs dentelles.
- Oh, mon petit, mon tout petit, que se passe-t-il ?, lui répondit son papa désemparé, croyant lui avoir fait plaisir car prenant toujours très au sérieux ses élucubrations de petite fille. Daphné eut un peu honte, ce n’était pas dans son caractère de se sentir si révoltée et elle n’aimait pas ça. Alors elle répondit cela à son cher papa :
- J’ai l’impression que Peter Pan, le garçon qui ne veut pas grandir a le droit de rester au Pays Imaginaire alors que Wendy va devoir rentrer. Ce sont toujours les garçons qui ont droit de ne pas rentrer quand il le faut. Moi je voudrais être un garçon pour pouvoir rester dans mon imaginaire. Mais je suis tout aussi prête à me battre contre les Pirates en tant que fille, avec mes robes et mes bouclettes.
Papa était émerveillé devant sa petite fille. Il lui répondit :
- C’est pour ça que tu devrais te réjouir que Peter soit joué par une fille et... bien écouter Wendy. Je crois qu’elle prend plus que part à l’aventure elle aussi, tu ne crois pas ?
Et son papa la serra dans ses bras. Son papa était merveilleux. C’était un garçon merveilleux, comme ce Peter Pan qui était venu chercher une fille dans son sommeil pour l’emmener au Pays Imaginaire au milieu des Pirates et des Indiens.
Daphné ne savait plus si elle préférait être Peter Pan ou Wendy.
4. La rencontre
Il se tenait droit comme un I en fond de salle, posté à côté des portes de sortie, élégamment confectionnées en rideaux de velours rouge. Peut-être était-il un ouvreur comme Daphné en avait vu dans ses livres de classe mais il n’en portait pas l’habit pompeux et, à ses mains, point de gants blancs. Il était vêtu de culottes courtes, d’une veste de blazer grise et d’une chemise blanche et il avait noué une sorte de petit foulard rouge autour de son cou. Une extravagance qui courait peu par ici. Il semblait un peu raide, les mains derrière le dos et le menton comme relevé. Alors que tout le monde s’agitait à l’annonce de l’entracte et que son papa l’avait emmenée au-dehors pour lui acheter une boisson, Daphné l’avait aperçu. Terré dans ce coin, il lui fit l’effet de l’ombre que Peter Pan avait cherchée lors de la première scène. Mais ce qui la frappa le plus quand elle s’approcha de la porte, escortée par son papa encore tout envouté par le premier acte, ce fut son expression. Ce jeune garçon semblait terrifié.
-Lili ! Lili !
Trois enfants de l’âge de Daphné probablement, interpellèrent le garçon depuis l’autre sortie.
- On nous sert des jus ! Viens vite, viens !
Et voilà que l’ombre de Peter Pan se décolla de sa cachette avec une rapidité habile de prestidigitateur. Dans son étonnement et sa hâte, il laissa pourtant tomber sur la moquette rougeoyante du grand théâtre ce qu’il tenait derrière son dos : une casquette gavroche.
- Oh !, pensa Daphné.
Son cœur de petite fille romanesque se serra. Voilà exactement l’accessoire qu’il lui manquait pour devenir le héros de ses romans d’aventure. Et alors même qu’elle se disposait à récupérer ce précieux objet pour elle seule, son père se baissa avec un flegme digne d’un chevalier servant.
- Ce jeune garçon a perdu son chapeau. Nous devons absolument le rattraper. Suis-moi Daphné.
Et son papa de lui attraper la main, faisant courir Daphné au milieu des allées, s’excusant avec moult regrets auprès des gens qu’il importunait, alors qu’il s’interposait sur leur passage bien tracé vers la sortie. Si la maman de Daphné les avait observés, elle n’aurait su que dire pour sauvegarder la réputation de sa fille ayant atteint « l’âge de raison ». Mais en son fort intérieur, Daphné savait que celle-ci aurait tout donné pour être avec eux dans ce tournant imprévu que prenait leur soirée au spectacle. Il lui sembla même qu’elle venait de lui parler, ou plutôt de lui murmurer quelque chose à l’oreille, comme elle le faisait chaque soir avant de lui déposer un baiser sur la joue.
C’était leur rituel des « murmures secrets », ces petites choses précieuses que sa maman avait instaurées entre eux trois dès que la petite Daphné sut parler. Comme elle disait, « Ainsi chaque soir, nous offrons un mot que nous trouvons beau et important à l’autre, à son oreille, en chuchotant, et ce sera le trésor de chacun. Personne d’autre ne doit l’entendre car il est destiné à un être unique pour un moment unique. Cette personne devra, la journée suivante, en faire quelque chose de beau et d’important avant de le léguer, qui sait, à une autre personne. Et ainsi, une chaîne de beauté et de bonté se sera établie et rayonnera. »
Daphné n’avait pas bien entendu. Et puis sa maman n’était pas là, ce n’était donc pas possible. Son papa était en train de lui secouer la main.
- Daphné, ma chérie, ma petite, ma toute petite. Dis bonjour à Mrs Whisper. Tu sais, c’est la tante de la cousine de mon oncle par alliance, de la famille des Whispering du Surrey.
Se tenait devant Daphné une dame aussi grande que son papa et aussi fine que l’ombre de Peter Pan. On aurait dit qu’elle avait été aspirée par l’une des sarbacanes des indiens du Pays Imaginaire tant sa silhouette était étirée. Elle regardait Daphné avec grande attention et un sourire charmant que contenait à peine sa toute petite bouche rosée.
- Rencontre, dit-elle.
- Plaît-il ? répondit le papa de Daphné, qui paraissait n’avoir rien entendu.
- Rencontre, répéta-t-elle d’une voix légère comme le bruit que fait le vent quand Rose, la gouvernante de Daphné, oublie de fermer la fenêtre de la bibliothèque.
- Ah, charmant, charmant, répondit le papa qui, bien élevé, feignait d’avoir entendu ce que disait Mrs Whisper. Car c’était toujours le cas lorsqu’il commençait à gigoter dans tous les sens. Il faisait toujours ça lorsqu’il rencontrait Mr. Banks, le voisin, qui parlait dans sa barbe, qu’il n’avait pas d’ailleurs.
Daphné tira alors sur la main de son papa pour qu’il comprenne qu’il leur fallait s’échapper au plus vite pour rendre sa casquette au jeune garçon. Comme si elle avait lu dans les pensées de Daphné, Mrs Whisper les gratifia d’une petite révérence avant de se perdre au milieu de la foule. Le papa de Daphné sortit son mouchoir brodé et s’épongea le front. Il n’avait pas l’air dans son assiette mais c’était peut-être la course de tout à l’heure qui l’avait fatigué.
- Allons-y vite, Papa, sinon nous allons rater la deuxième partie.
Mais voici que la sonnerie retentit faisant pousser un deuxième cri à Daphné, heureusement étouffé par le bruit des robes de ces dames et des talons de ces messieurs.
- Daphné, ma chérie, ma petite, ma toute petite, ce n’est que le rappel pour le deuxième acte. Viens, nous allons quand même te chercher un verre d’eau, j’ai peur que tu ne tiennes pas jusqu’à la fin de la représentation.
-Oh, non, papa, fit Daphné, affolée. Peter Pan ne m’attendra pas et je ne pourrais pas savoir s’il a vaincu le Capitaine Crochet.
- C’est d’accord, Daphné. Revenons à nos fauteuils et serre-moi bien fort la main, je ne voudrais pas te perdre dans cette foule.
Daphné vit que son papa n’avait plus la casquette. Celle-ci avait disparu. Daphné fut à nouveau affolée.
- Papa, la casquette, où est la casquette ?
Alors, son papa la regarda, interdit, et se mit la main sur la bouche, perplexe :
- Mon dieu, j’ai dû la lâcher en route. Quelle bêtise ! Je suis désolé, mon tout-petit. Nous essaierons de la chercher à la fin, je te le promets.
Ils allèrent se rasseoir et Daphné ne pensa plus qu’à la casquette. Et quand Peter Pan, Wendy et les Enfants perdus réapparurent, la « casquette » s’était imprimée dans sa tête comme si c’était sa maman ou son papa qui lui avait offert un « murmure secret ».
5. Le souffle retrouvé
Ses joues étaient chaudes, son ventre irradiait, ses mains se glaçaient et il éprouvait une immense joie. Cela faisait désormais plusieurs fois qu’il ressentait ces effets depuis le début de la représentation. Il se dit que ce devait être le fameux temps londonien qui lui donnait de la fièvre et l’engourdissait un peu. On était en décembre. De plus, il avait refusé de porter une écharpe et l’on ne voyait qu’un simple – et très léger – foulard rouge protéger son cou. Mais ce qui le contrariait beaucoup, c’était ces mots incessants qui sonnaient fort à son oreille. À chaque fois, il ressentait le même courant d’air que Madame Darling lorsqu’elle découvre Peter Pan derrière elle. C’était comme si quelqu’un lui soufflait certains mots de la pièce à l’oreille. Et il avait froid puis il avait chaud. Il faut dire qu’il était posté devant une porte de la salle mais personne ne faisait plus d’entrées ni de sorties depuis le premier acte. Il avait bien tenté de regarder de l’autre côté des rideaux mais il n’y avait rien à déclarer. Le plus dur était de garder le silence après chacune de ces drôles de manifestations à son oreille. Il était, en effet, comme poussé à partager ce qu’il avait entendu, par la parole ou par l’émotion :
- « Je veux toujours rester un petit garçon et m’amuser. » ; « Toutes les fois qu’un enfant déclare : « Je ne crois pas aux fées », alors l’une d’entre elles tombe raide morte. » ; « Vous n’avez qu’à penser à des choses merveilleuses, elles vous emporteront dans les airs. »
Heureusement, les dernières scènes avant l’entracte avaient laissé Lili, non pas de marbre, mais plutôt tranquille et le jeune garçon avait pu apprécier la bataille des Pirates et des Enfants perdus.
Alors que l’orchestre se vidait de ses illustres invités, Lili regardait intensément la scène, non sans une certaine mélancolie. Et c’est alors qu’il le vit. Un homme venait de fermer une trappe et de disparaître sous la scène. C’est exactement à ce moment que la petite Daphné vit le jeune garçon. Il avait l’air terrifié. La suite, on la connaît. Appelé par les petits orphelins, il disparut d’un coup, laissant choir sa casquette sur la moquette et provoquant, sans le vouloir, une infinité d’interrogations dans la tête et le cœur de la petite enfant de sept ans.
L’entracte était maintenant terminé et le spectacle reprenait. Daphné ne pensait qu’au petit garçon à la casquette. Où pouvait-il bien être maintenant ? La petite fille essaya de se retourner pour regarder au niveau des rideaux d’entrée mais personne n’y était posté.
- (Peter Pan) Il y a longtemps, je pensais moi aussi que ma mère laisserait la fenêtre ouverte pour moi. Je restais donc absent pendant des lunes et des lunes. Mais quand je revins, il y avait des barreaux à la fenêtre car maman m’avait complètement oublié, et un autre petit garçon dormait dans mon lit.
Daphné était certaine que son papa et sa maman ne l’oublieraient jamais. Elle se tourna vers son père et le regarda fixement. Monsieur Loveday, qui ne pouvait pas parler, lui renvoya un regard des plus aimants.
Lili, qui avait gagné le paradis sans s’en rendre compte, eut un pincement au cœur. Rien à voir avec le souffle pur, léger et joyeux qui l’emplissait à certains moments de la pièce.
« Maman m’avait complètement oublié, et un autre petit garçon dormait dans mon lit. », se répéta-t-il tout doucement. Se pouvait-il qu’il lui soit arrivé la même chose ? Et que, revenant du Pays Imaginaire avec sa valise, il n’avait plus eu alors que ce toit pour grandir ?
Claire Bonnot
To be continued…
*J’ai pris la liberté de mêler aux aventures de ma petite héroïne, Daphné, l’œuvre majeure de James Matthew Barrie, Peter Pan, dont de larges extraits sont cités, d’après le roman de 1911 tiré de la pièce jouée en 1904.