Roman/Feuilleton - "Les Souffleurs" - *8

par Claire Bonnot

Lili est hanté par le vilain Capitaine Crochet après que le théâtre a brulé. Les Souffleurs se sont échappés mais seule Daphné le sait. Le jeune garçon, brisé, ne croit alors plus aux fées…

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“ Tu m’as fait comprendre que même la plus grande et majestueuse souffrance – oui, tu es beau et très élégant, Crochet ! - ne vaut pas les plus minuscules instants d’éternité que nous fait vivre la beauté des mots, du théâtre et du partage.”


(Cette voix. Quelqu’un le soutenait et l’aidait à se relever. C’était M. du Maurier, l’interprète du Capitaine Crochet.)

- Mais je vous connais ! Vous étiez aux répétitions ! Quel est votre nom ?

- Lili, Monsieur du Maurier. C’est une tragédie. Tout est fini.


- Tu n’es pas seul, mon enfant, raconte-moi, comment vas-tu ?

- Ils sont tous morts, les souffleurs, Firmin, ma valise...


- De qui parles-tu ? Personne n’est mort, mon garçon, nous n’étions pas encore en répétition, le théâtre était fermé. Il n’y a aucune victime à déplorer.

- Je suis seul, tout seul. Rien ne sert d’avoir le souffle car il est fait pour être partagé. J’ai été abandonné, puis orphelin une deuxième fois et effacé de ce monde par l’incendie. Personne n’est venu à ma recherche. Peut-être ne suis-je plus qu’un débris fumant pour certains...

- M. Barrie sait-il que tu es ici ? Viens, nous allons le trouver. Tu es en état de choc. Tu n’es plus seul, mon enfant, moi, je suis là à tes côtés.

- Je crois bien avoir dit que je haïssais le théâtre, ses mots et les histoires que l’on raconte aux enfants...

- Lili ! Lili ! Tu es vivant, vivant ! Oh, oui, les fées existent ! Merci les fées !
Un petit être sautillant venait de bondir sur Lili qui était très mal en point et ne répondit rien.
- Lili, c’est moi, c’est Monsieur Barrie ! Tu me reconnais ? Regarde-moi, écoute-moi, tout ira bien, c’était un accident...

- Laissez-moi ! Je ne vous crois plus, ce n’est pas rien, c’est tout, tout ! J’ai tout perdu ! La confiance, la foi, le souffle, les fées, je ne crois plus à rien. Tout est parti en fumée hier et mon âme avec.

M. Barrie comprenait très bien ce que pouvait endurer ce garçon. Il ne baissa pas les bras, il savait qu’il avait croisé son chemin pour l’aider et le guider :
- C’est normal que tu sois bouleversé, mon garçon. Mais tu peux croire encore. Tout n’est pas parti en fumée et le souffle ne peut qu’exister car sinon, comment expliquer que cette valise en osier – en osier ! – n’ait pas brulée ?

Lili en eut le souffle coupé. Sa valise. Sa valise avait survécu à l’incendie. Seule parmi les décombres. Elle était toute sa vie, son passé, son présent, son avenir. Tous ses mots étaient dedans. Tous ses souffles aussi. Mais c’était trop beau, c’était trop facile. Ce n’était qu’une valise, un objet. Vide. Comment avait-il pu s’accrocher à ça durant toutes ces années ? Il était seul, vraiment seul. Firmin était mort quelques jours après le soir de Cyrano. Lili avait continué à croire en la beauté pour Firmin, il avait saisi toutes les chances que lui offrait la vie mais là, c’était trop. Il n’avait plus la force.

Dans un dernier élan, rempli de désespoir, Lili arracha la valise des mains de M. Barrie et courut si vite qu’il n’entendit bientôt plus les cris du papa de Peter Pan. Il tenait fermement la poignée de sa valise en osier mais ce n’était plus le même sentiment de propriété. Il avait décidé de s’en débarrasser. Il était temps de grandir, de passer à autre chose, de jeter les bonheurs enfantins loin de lui. La valise n’était-elle pas le rappel douloureux de souvenirs merveilleux ?

Lili manqua de glisser plusieurs fois sur les pavés du bord de la Tamise tout mouillés de la pluie qui venait de tomber avant de s’arrêter. Puis, il s’assit sur sa valise et pleura :

- Pourquoi m’avez-vous abandonné ? Vous avez été là dans mes moments de bonheur mais jamais quand j’ai vraiment eu besoin de vous. Quand Firmin est mort, je ne vous ai plus sentis, depuis que le théâtre a brûlé, je n’entends plus que les malheurs et ne rêve que de cauchemars. Aujourd’hui, je décide de ne plus croire aux souffleurs et au souffle, je prends ma vie en main, je ne crois plus qu’en moi, je ne compterai que sur moi.

Et Lili empoignant sa valise, prit un grand élan s’apprêtant à la jeter dans la Tamise.

10. Retour au Pays

- Mademoiselle Daphné, mademoiselle Daphné, revenez à vous, s’il vous plaît ! La pauvre petite, que n’avons-nous pas dit ?

- Je le savais, moi, qu’il ne fallait pas lui souffler une chose pareille. C’était trop dur, elle n’est encore qu’une enfant !

- Avions-nous le choix ? J’ai ressenti l’urgence de ce souffle en moi, je devais lui partager, c’est comme ça. Ne revenons pas sur nos règles de fonctionnement.

- Un souffle qu’il dit ! Le souffle ne doit-il pas plutôt faire tendre nos inspirés vers la beauté ? Ici, tout n’est désormais que ruine et désolation.

Les cinq souffleurs que Lili avait découvert sur les toits du théâtre ainsi que Mrs Whisper, l’ombre de Peter Pan, étaient désormais dans le grenier de M. et Mme Loveday. Daphné gisait, inconsciente, dans leur bras, et voilà qu’ils se chamaillaient pour avoir tout raconté à l’enfant de l’incendie et de la disparition de Lili.

- Il arrive parfois qu’un souffle soit difficile à entendre et à ressentir. C’est aussi notre rôle. Nous sommes là pour faire avancer, pour faire grandir.

- Je ne dis pas le contraire, je pense seulement que cette enfant n’était pas prête à recevoir l’intensité de ce souffle. Il faut mesurer cela aussi, ne crois-tu pas ?

- Arrêtez de disserter, nous devons agir. Ses parents doivent se demander ce qu’elle fait et vont la chercher partout. Nous ne pouvons être découverts. Réveillons-là, mettons-là dans son lit car il fait désormais nuit, redonnons-lui du rose aux joues, du baume au cœur et partons.

- À toi, alors.

Et le souffleur recouvert de feuilles d’arbre s’avança et souffla ces mots :

- Vous n’avez qu’à penser à des choses merveilleuses, elles vous emporteront dans les airs.

Et, après avoir délicatement déposé l’enfant dans sa chambre alors que la nuit tombait sur ce jour funeste, ils partirent à nouveau sur les toits de Londres à la recherche d’un recoin secret où reprendre leur souffle.

- Daphné, Daphné, ma chérie, mon enfant, mon tout petit, qu’as-tu ? Où étais-tu passée ?

Papa et Maman Loveday n’avaient pas trouvé Daphné dans le grenier et ils se trouvaient désormais dans sa petite chambre, à son chevet.

- Si je pense à des choses merveilleuses, elles m’emporteront dans les airs, dit-elle.

- Pourquoi dis-tu cela, mon enfant ?
Maman Loveday était déroutée.

- Parce que le théâtre a brûlé, que Lili a disparu mais que je ne dois pas perdre mon souffle.

- Comment le sais-tu ? Qui te l’as dit ? Nous allions t’en parler, ma chérie, c’était à nous, tes parents, de t’annoncer la mauvaise nouvelle. Mais de quel souffle parles-tu ?

Papa Loveday fut soudain très triste.

- Je l’ai senti Papa, j’ai fait des cauchemars. Ne vous inquiétez pas, je me sens forte maintenant. Je dois surtout retrouver Lili.

- Ma chérie, c’est ce que nous voulions faire avant de te parler de tout ça. Tu viendras avec nous demain matin rendre visite à M. Barrie pour savoir s’il a eu quelques nouvelles. Mais dors maintenant, il est l’heure.

Et Daphné s’abandonna étrangement à un lourd sommeil alors qu’elle luttait pour rester éveillée et veiller, par la pensée, son ami disparu.

Le lendemain matin, Londres s’était éveillée sous la pluie. Daphné pensa que sa chère patrie compatissait à son malheur. Sa maman lui prenant la main, son papa la soutenant, ils partirent alors tous trois à la recherche de Lili.

- Daphné, M. et Mme Loveday ! Venez vite ! Lili est vivant ! Lili s’est enfui ! M. du Maurier et Porthos l’ont suivi mais moi, je les ai perdus de vue. J’ai de bien trop petites jambes en comparaison de celles de Gerald. Nous devons faire vite. Il est parti en direction du fleuve.


Quelle bonne fortune ! La famille Loveday venait de tomber sur M. Barrie. Le petit homme était affolé, ses cheveux toujours soigneusement peignés étaient désormais en bataille, et ses petits yeux, égarés, mais Lili vivait, pensa Daphné :
- Je le savais, le souffle existe encore !


Ce jour nouveau était merveilleux.
 L’heureuse émotion fut pourtant vite balayée par le gros Terre-Neuve de M. Barrie qui, très nerveux, leur sauta tous dessus, faisant tomber son maître.

- Porthos, Porthos, voyons, c’est inconvenant. Que veux-tu me dire ?

Le chien aboyait si fort qu’il paraissait impossible de croire à une bonne nouvelle.

- Suivons-le, vite !

M. Barrie partit en premier, suivi par Mme Loveday qui tenait la main de Daphné et son papa, fermant la marche de cette nouvelle aventure qu’elle baptisa en elle-même : « À la recherche de l’Enfant perdu ».

M. du Maurier avait réussi à retrouver Lili. L’enfant longeait le fleuve, manquant de glisser à chaque instant. Il le vit s’asseoir sur la valise et pleurer longtemps. De grosses larmes coulaient sur ses joues et il parlait en levant les yeux au ciel.

- M. du Maurier, où est Lili ?

C’était la petite Daphné qui venait d’arriver en courant. Avant même que le comédien ne lui réponde, elle vit le garçon. Il s’était levé et avait empoigné sa valise. Daphné comprit tout de suite. Elle s’élança, sous les yeux de Porthos, M. Barrie, Papa et Maman Loveday, qui suivaient de près :

- Lili, non, ne fais pas ça ! Lili, réveille-toi ! Le souffle est toujours en toi et il est en moi. Tu n’as pas le droit de faire ça !

L’horreur et la beauté, la souffrance et la joie se confondaient alors. Des souffles de différentes espèces. C’était à chacun de nous de les différencier. Lili comprit. Il était à la croisée des chemins. Il devait choisir.

C’était fait.
Même sans la présence des souffleurs, et grâce à Daphné, sa petite fée qui l’avait retrouvé, il sut qu’il voulait un souffle de vie plutôt que de mort et de malheur. La souffrance lui avait au moins permis ça : comprendre qu’il n’était jamais seul, même dans la solitude. Il avait toujours le souffle en lui. Il l’avait !

- Rien ne sert de te tuer, Crochet ! J’ai une méthode bien plus efficace que la lame et répandre le sang. Et je l’ai toujours su. C’est Cyrano qui me l’a enseignée un soir de grand théâtre. Je vais te tuer avec les mots. Vois-tu, même sans la présence des souffleurs, j’ai le souffle de vie, de beauté et de joie en moi. Je l’ai parce que je l’ai reçu et que je l’ai partagé lors d’un serment de souffle indéfectible. Et cette nuit, tu m’as fait comprendre que même la plus grande et majestueuse souffrance – oui, tu es beau et très élégant, Crochet ! - ne vaut pas les plus minuscules instants d’éternité que nous fait vivre la beauté des mots, du théâtre et du partage. À Jamais, Crochet !

Résigné, le Pirate sauta dans les flots déchaînés.

Lili reprenait soudain conscience. Il était sur la berge, Daphné lui agrippait le bras, M. du Maurier, M. Barrie, M. et Mme Loveday les regardaient, angoissés, et Porthos était en train de lui bondir dessus. Dans le choc, sa valise en osier tomba sur les pavés. Abruti par les effusions d’amitié du gros chien, Lili se releva tant bien que mal. Son dos et ses bras étaient endoloris et meurtris mais c’est son cœur qui brûlait le plus fort. Un changement s’opérait en lui mais il ne savait encore si c’était de la haine ou de l’amour.

- Oh Lili !
Daphné se jeta dans les bras de Lili, qui, le pauvre, ne sut pas trop quoi faire. Il était sain et sauf, elle voulait fêter ça. Les grandes personnes qui les entouraient se prirent, elles aussi, automatiquement dans les bras.

Ensuite, Lili se mit à genoux, tout doucement, il prit sa chère valise dans les bras, et, lui demanda pardon :
- Oui, le passé existe avec ses souffrances mais aussi ses joies. Si je veux grandir et dessiner mon avenir, il faut que je te garde, toi ma valise, pour ne pas mourir.

Porthos qui ne démordait pas de ses envies d’embrassades se jeta à nouveau sur Lili, envoyant valdinguer la pauvre valise tout juste remise de ses émotions. Celle-ci s’ouvrit et laissa voir un double-fond. Lili ne l’avait jamais remarqué. Il s’était toujours contenté d’ouvrir et de refermer cette petite valise pour y mettre ses mots, ses bonheurs et ses espérances, sans jamais l’explorer plus avant. Un morceau de papier y était caché. Intrigué, il lut, dans un murmure pareil à un souffle :

- « Tu vas jouer le rôle de ta vie, mon petit. C’est ton souffle. Partage-le. Ton Firmin, ton “papa de la route” pour toujours et à jamais ».

Daphné et Lili se remirent en route vers la ville tenant tous deux la poignée de la valise en osier, de sorte que l’on aurait pu croire qu’ils marchaient main dans la main, leurs petits pas accordés crissant délicieusement dans la neige qui venait de tomber, renouvelant tout sur son passage.

Ils partaient vers leur Pays Imaginaire.

Epilogue

- Peu importe l’édifice, la maison matérielle, si je porte en 
moi le souffle, je ne m’effondrerais pas. L’incendie ne nous a pas tués, il a anéanti des pierres. Notre âme, notre souffle sont à jamais conservés par nous-mêmes. Voici pourquoi il faut transmettre, voici pourquoi je souhaite intégrer la Confrérie des Souffleurs.

Lili, exalté, parlait au souffleur au grand nez.

- Tu as souffert, tu as grandi et tu as dit oui au souffle, à nouveau. Oui, Lili, tu peux devenir un souffleur parmi La Confrérie. Tu es assez fort, assez mature pour ça. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi si jeune ? Il y a une seule chose que tu dois savoir avant de...

Lili coupa le souffleur. Il était trop impatient d’accomplir son destin :

- Firmin m’a dit que je devais partager mon souffle et que c’était le rôle de ma vie. Je suis certain désormais qu’il connaissait votre existence et qu’il voulait faire de moi un souffleur. Et je souhaite réaliser son dernier vœu.

- Firmin, dis-tu ?

Le souffleur s’était arrêté net. Il avait l’air estomaqué, à la fois heureux et quelque peu ennuyé.

- Vous l’avez connu ? Oh, dites-moi que oui. Je sais si peu de choses sur mon « papa de la route ». Voyez-vous, il n’était plus tout jeune quand il nous a quittés... et je n’avais que sept ans...

Lili était tellement heureux. Il avait retrouvé la trace de son passé merveilleux, de son enfance insouciante, de son père adoptif et adoré. Que la vie était bien faite !

- Mon cher Lili, comment vous dire... Était-il votre père ?

- Oh, il le sera toute ma vie mais, à vrai dire, je peux vous le dire à vous, je suis un enfant abandonné ou bien un enfant perdu, je ne sais. Firmin m’a raconté m’avoir trouvé nouveau-né dans une valise déposée en bord de route. C’est tout ce que j’ai et tout ce que je connais de mes origines.

- Lili, je dois te dire que je ne m’attendais pas du tout à ça. J’en suis heureux et en même temps malheureux. C’est une longue histoire... Firmin devait être un souffleur...

- Pourquoi « devait » ? Il ne l’a pas été ? Je pensais qu’il l’était puisqu’il me demande de le devenir dans sa dernière lettre. Un fils doit prendre la relève du père, n’est-ce pas ?

- Oui, mon petit, bien sûr, mais la vie en a décidé autrement pour ton « papa de la route ». Et nous en avons tous été attristés.

- Firmin était le meilleur homme sur terre, le plus exquis des êtres sublunaires !

Lili ne pouvait supporter que son Firmin ait souffert.


- Lili, mon petit, veux-tu m’écouter et que je te raconte la belle personne qu’était ton « papa de la route » ?

Et le souffleur à l’aspect de Cyrano commença à raconter l’histoire de Firmin « sur la route » :

- Lorsqu’il était petit garçon, Firmin nous a ressentis, comme toi. C’était un enfant de la balle. Il avait grandi dans les coulisses des théâtres et vibrait à chaque représentation. Il ne cessait de répéter qu’il voulait faire ce métier pour s’amuser. Firmin voulait être comédien pour toujours jouer. Quand il fut en âge de voler de ses propres ailes, Firmin décida de parcourir les routes avec une troupe au service du spectateur délaissé. C’était un être épris de liberté. Il voulait procurer du bonheur, des sensations fortes, du ressenti profond, de belles passions. Il avait le souffle en lui et il ne nous avait pas oublié. Un jour, il nous demanda d’être adoubé souffleur. Ce qui fut... impossible.

- Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il procurait aux gens tant de souffle, tant de beauté !
Lili était d’une nervosité telle qu’il s’apprêtait à pleurer mais il se mordit la lèvre. Il ne pouvait passer pour un enfant, pas en ce moment.

- Ce fut impossible, mon enfant, car le « Code des Souffleurs » stipule que la vocation de souffleur empêche de poursuivre la vocation d’acteur et... vice versa. L’histoire aurait pu s’arrêter là mais c’était sans compter sur la vigueur de ton cher papa de la route.

- Comment ? Mais... je veux être comédien moi-même. C’est toute ma vie. J’ai grandi sur les routes du spectacle avec Firmin. J’ai joué dans les villages, sur les roulottes, en plein air. Même si je me suis éloigné du théâtre quand Firmin est parti, je ressens dans mes veines que je suis fait pour la scène. Je sais aussi que je veux partager mon souffle, Firmin me l’a demandé. Je DOIS être un souffleur, comprenez-vous ?

- Je comprends que l’histoire se répète et que Firmin avait le même discours. Petit, ne fais pas la même erreur. Tu devras renoncer à cette vocation sublime et indispensable qui est de conserver le souffle sur cette Terre.

- Que s’est-il passé exactement avec Firmin ?

- Je me rappellerai toute ma vie de ce qu’il nous a dit cette nuit-là. « Comment vous nourrissez-vous vous-même ? Il faut vous incarner pour pouvoir transmettre et faire vibrer le public car le souffle s’éteindra s’il n’est pas embrasé. Croyez-moi ! Des mots peuvent être vidés de leur sens et de leur beauté si on ne les vit pas, si on ne leur offre pas une âme. Il faut donner corps aux mots pour qu’ils passent du cœur des comédiens à celui des spectateurs. »

- C’est merveilleux, n’est-ce-pas ?

- C’est très beau, très fort, oui mon petit, mais conjuguer les deux vocations entraînerait inévitablement des dérives et nous ne pouvions faire une exception, même pour Firmin.

- Quelles dérives ? Expliquez-moi.

- Tu ne peux comprendre encore car tu n’as pas réellement goûté aux pièges de la scène et aux mirages des feux de la rampe... Incarner les mots que nous soufflons reviendrait à les éclipser au profit d’un ego, celui du comédien. Prendre la lumière fait tourner la tête, Lili...

- Mais aviez-vous ce genre d’inquiétudes avec Firmin, je suis certain que non !

- Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, personne ne peut jamais savoir. Quand les vannes sont toutes ouvertes, la voie est libre. Nous ne pouvons faire vivre ce danger aux textes et aux mots que nous transmettons depuis des générations. Un souffleur ne pourra jamais flamboyer, médites bien ça petit !

Lili comprenait La Confrérie des Souffleurs, leur travail de protection des mots était louable mais quand il s’agissait de faire surgir des sensations, fallait-il être raisonnable ? Et pourquoi l’humilité dont les Souffleurs se targuaient ne pouvait-elle pas définir un acteur ?

Lili sauta de joie. Il venait de trouver, il venait de comprendre. Firmin, oh, Firmin, comme il aurait voulu le serrer dans ses bras en cet instant béni.

- Cher souffleur, j’ai la preuve la plus belle, la plus louable, la plus théâtrale qu’un souffleur peut aussi être un acteur.

- Tu m’intéresses ! Laquelle, cher enfant ? Je t’écoute, je suis tout ouïe, je suis tout à toi

- Le personnage de Cyrano de Bergerac par Monsieur Edmond Rostand. Quel héros plus flamboyant et quel homme plus humble que celui-là, ferraillant contre les ennemis du verbe et aimant jusqu’au sacrifice et dans l’ombre ? Mon cher Firmin était bouleversé au sortir de la pièce. Il est mort quelques jours plus tard. Je ne savais pas jusqu’alors pourquoi il m’avait quitté si tôt mais je le devine à présent : Cyrano fut la plus grande rencontre de toute sa vie. Tout ce qu’il m’a toujours enseigné, soufflé - car c’était bien un souffleur des grands chemins - avait été dit ce soir-là de la manière la plus sublime qui soit. Il pouvait s’endormir tranquille. Il m’avait tout dit, tout légué, tout fait ressentir. Cyrano de Bergerac allait m’habiter toute ma vie durant et Firmin pouvait s’en aller sans trembler.
 Dites-moi comment, après cela, vous ne pouvez pas autoriser la symbiose acteur-souffleur. On peut être dans la lumière et être un souffleur, un veilleur.

Laissez-moi accomplir le destin de Firmin...

par Claire Bonnot

The End.

*J’ai pris la liberté de mêler aux aventures de mes petits héros, Lili et Daphné, les œuvres majeures de Edmond Rostand et James Matthew Barrie, Cyrano de Bergerac (d’après le texte de la pièce de 1897) et Peter Pan (d’après le roman de 1911 tiré de la pièce jouée en 1904), dont de larges extraits sont cités.