"Être une canaille finie et, en même temps, ne pas vouloir en prendre conscience, c'est l'effrayante particularité de la fripouille russe !"
Platonov, Anton Tchekhov
Dans une mise en scène chorale à l'atmosphère insouciante de fête de village, le « Platonov » de La Compagnie Les Évadés séduit ardemment le spectateur, envoûté par les mots exaltés de Tchekhov et la fougue superbe de cette toute jeune troupe. Une pépite tragique entre espérance et désespérance !
Au sous-sol de La Comédie Saint Michel se tient une assemblée aux airs plutôt joyeux. Un piano à demi-caché dans les coulisses égrène quelques notes et une guirlande lumineuse habille la scène uniquement agrémentée d'un bar, d'une table ronde à la nappe vichy et d'un banc. Un homme à l'allure sophistiquée (on comprend plus tard que le comédien Ronan Bacikova prête ses traits élégants à l'auteur de la pièce, Anton Tchekhov, ici personnifié au cœur même de son œuvre) s'avance pour parler. L'histoire - et la fête ? - peuvent commencer.
Une fête aux élans torturés dont on aimerait faire partie
Une belle femme à l'air décidé attend ses invités. C'est Anna Petrovna (présence charismatique de Raphaelle Bedoian), veuve d'un riche général, que l'on devine esseulée et peut-être lassée d'un été sans surprise, qui n'en finit pas. Alors que sur scène les prémices d'une fête se font sentir et que les premiers invités conversent à la Tchekhov sur l'ennui et le passé, arrive enfin le tant attendu grand esprit, Mikhaïl Vassilievitch Platonov. Promis à un brillant avenir mais ruiné à cause de son père, il est devenu un instituteur de campagne reclus et par là-même blasé, alcoolique et séducteur par facilité. Très vite, l'air emprunté et soi-disant pudique de ce bel homme (admirablement interprété par Lorenzo Soumer, jouant habilement avec la perversité insaisissable et intensément désirable de son personnage) dépose un voile glacial mais excitant sur cette assemblée heureuse de se retrouver. Les difficultés se tissent rapidement au son langoureux et mélancolique du tube de Serge Gainsbourg, La Javanaise : Anna Petrovna, libre et frondeuse, n'a d'yeux que pour cet être apparemment fabuleux, qui, elle en est certaine, voudrait être son amant. Sacha, la femme de Platonov (émouvante Blandine Rottier), fidèle épouse et mère, incapable de ne pas aimer son mari - puisqu'il est son mari, exaspère Platonov, qui se dégoûte finalement lui-même. Sofia, femme de Voïnitsev et ancien amour de Platonov (impeccable Anaëlle Queuille) va résister à l'irrésistible jusqu'à succomber, elle-aussi conquise par cet être en apparence lumineux mais bel et bien lâche. Avec 8 comédiens sur scène, des apartés en forme de monologue pour introduire la pensée de Tchekhov, des interludes dansés, des entrées et sorties de la scène vers la salle, des coups de foudre et des coups de poing, Sébastien Jégou Briant réussit à créer cette fougue communicative que l'on attend d'une troupe de théâtre, jeune, fraîche, passionnée, collant ainsi à l'univers d'Anton Tchekhov, qui écrivit vraisemblablement Platonov à l'âge de 18 ans.
emmenée par des comédiens dont la jeunesse irradie dévoilant ainsi toutes les exaltations les plus vives de la toute première œuvre de Tchekhov
Cette petite fête à laquelle nous convient Tchekhov et La Compagnie Les Évadés n'a rien d'anodin et titille tous les cœurs humains. Platonov n'est-il pas, comme le dit l'un des personnages, « la meilleure expression de l’incertitude de notre époque, le héros du meilleur des romans contemporains, mais d’un roman que personne n’aurait encore écrit » ? Adoré des femmes, pavanant sa superbe en société, Platonov, à qui la vie semble vaine, se vit et se voit en réalité comme un simple être humain dénué de grandeur n'hésitant alors pas à se laisser aller aux bassesses de l'anti-héros. Ne trouvant aucun sens à la vie qui l'entoure et le répugne, il choisit sans choisir, laissant parler sa lâcheté et entraînant dans sa chute toute cette bonne petite société provinciale russe. Celle-ci se voit ainsi attrapée de n'avoir pas su voir la vérité en face : celle de la difficile condition humaine ? C'est ce « tempérament exalté », ce romantisme désespéré, cette faculté de passer d'une joie immense à une tristesse terrible, cette âme Russe extrême dépeinte par Tchekhov que le spectateur vit ici avec joie et frayeur. D'ailleurs, on rit beaucoup dans cette mise en scène bien que le sujet soit terrible. Lorenzo Soumer (jeune acteur à suivre !) est merveilleux : son Platonov est diabolique de beauté et de finesse tout autant que de laideur et de vulgarité. Son alter-ego romantique, la belle Sofia, jouée par Anaëlle Queuille, est très émouvant et offre un beau duo. Ossip, le « voleur de chevaux », amoureux transi de Anna Petrovna et vengeur de la douce Sacha contre son diable de mari Platonov, est fabuleusement interprété par Maxime Galichet. Il offre des scènes d'une hilarité et d'une beauté brute réelles. Le reste de la troupe est tout aussi merveilleux, notamment Raphaëlle Bedoin en séductrice (Anna Petrovna) et Anthony Ponzio en mari délaissé (de Sofia).
Comme pour sa première mise en scène, Cyrano, un clown d'automne, Sébastien Jégou Briant fait émerger un théâtre de troupe, engageant et ardent, baigné d'une insouciance magnifique propre à la jeunesse et permettant à des œuvres majeures et difficiles de retrouver leur substantifique moelle, celle du partage, du questionnement premier et des émotions pures.
Claire Bonnot.
"Platonov" de Anton Tchekhov mis en scène par Sébastien Jégou Briant et par La Compagnie Les Évadés
à la Comédie Saint Michel 95, Boulevard Saint-Michel, 75005 Paris
Tous les jeudi à 21h30 et samedi à 18h15 jusqu'en Juin 2018 Durée : 1h25.