"L'Éveil du Printemps" de Frank Wedekind par Clément Hervieu-Léger : après le beau temps, la pluie

À voir si : vous avez le cœur bien accroché


Du 14 avril au 8 juillet 2018
à la Comédie-Française

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"Je ne sais pas comment ça se passe dis-le moi maman, sinon qui ? Tu ne t'attends pas qu'à quatorze ans, je croie encore à la cigogne ?"

L'Éveil du Printemps, Frank Wedekind


Dans un décor sépulcral écrasant du collaborateur de Patrice Chéreau, Richard Peduzzi, la « tragédie enfantine » de Wedekind qui avait choqué en 1891, peine à émouvoir et à faire ressentir les affres de l'adolescence dans la mise en scène glaciale du pourtant génial Clément Hervieu-Léger.

Telle une berceuse que l'on pressent très vite pernicieuse, une petite musique douce se fait entendre sur la scène de la salle Richelieu, alors emmurée de blocs gris qui rendent toute petite la jeune fille (Georgia Scalliet alias Wendla) qui se débat sous sa couverture, allongée sur un lit en forme de bloc de béton dur. Ces rêves ne sont déjà plus innocents... « Est-ce un péché, maman, d'avoir ces pensées-là ? ».

Un texte difficile qui perd le spectateur malgré sa poésie indéniable

Quand paraît le texte du dramaturge et poète allemand Frank Wedekind, en 1891, il est vite interdit pour « pornographie ». L'ordre moral et les principes éducatifs rigoristes de l'Allemagne de Bismarck y sont sévèrement critiqués voire accusés de faire courir à leur perte - et à leur mort - ces jeunes gens incompris de leurs parents et des adultes qui ont bien vite oublié les tourments de leurs jeunes années. Frank Wedekind met en effet en scène plusieurs adolescents, filles et garçons, en proie à l'éveil de leurs désirs, de leur sexualité, à la métamorphose de leur corps, et à l'éclosion de sentiments inconnus. De la jeune fille qui demande à sa mère comment on fait des enfants au jeune homme qui dit avoir ressenti les « premières excitations mâles » en passant par des scènes de masochisme et de masturbation (superbement interprétées par Georgia Scalliet et Sébastien Pouderoux puis Julien Frison qui parvient à allier la violence incontrôlable du désir à une grâce qu'il a sans doute naturelle), l'auteur, au contraire de la société qui l'entoure, ne passe rien sous silence de ce qui se passe à l'intérieur des corps adolescents : « On croirait que le monde tourne entre deux choses, le pénis et le vagin », s'exclame l'un des jeunes écoliers.

La poésie romantique (qui va jusqu'au suicide) du texte ne permet malheureusement pas d'en saisir toutes les subtilités tant celui-ci s'étire en longueur. De plus, si les situations auxquelles ces jeunes gens doivent faire face sont inscrites de tous temps dans les veines de l'adolescent, elles semblent ici étrangement dépassées car sans doute trop inscrites dans le temps, dans l'époque et dans la société que l'auteur voulait dénoncer. Cette non-distanciation empêche sans doute de faire affleurer les émotions chez les spectateurs qui sont pourtant passés - symboliquement ou pas - par ces étapes. La pièce peine à traverser le temps, en tout cas, montée et présentée de cette façon. Si ce texte qui entre au répertoire de la Comédie-Française est en effet fondateur pour dessiner les contours de cet âge si troublant et troublé - Freud et Lacan s'en aideront pour leur travail psychanalytique - il reste encore opaque et aurait nécessité de faire éclore bien plus de sensations chez le spectateur. Il semble ici qu'après le beau temps des découvertes adolescentes, vienne la pluie lugubre et froide des tourments de l'âge adulte...

empêtrée dans un décor angoissant et inchangé qui coupe nettement la logique des élans adolescents

La délicatesse et la fougue si caractéristiques des mises en scène de Clément Hervieu-Léger (vues dans Monsieur de Pourceaugnac ou Le Petit Maître-corrigé) semblent ici recouvertes d'un pesant voile obscur. Il est vrai que la pièce aborde cet âge sous des angles terribles, une jeunesse perdue, allant jusqu'à illustrer l'avortement et le suicide.Mais on ne peut s'empêcher de penser que Clément Hervieu-Léger était fait pour monter cette pièce et qu'il est dommage qu'il ne lui ait pas donné son éclairage si fin en jouant plus habilement sur le clair-obscur de l'adolescence. Ce décor de poutres grises, imposantes, oppressantes, et ne bougeant que pour mieux enfermer ses protagonistes, perd de son effet symbolique et de son efficacité dans un spectacle qui dure près de trois heures. « Mais à quoi est-ce que tu rêvais étendue sur l'herbe ?/ Des bêtises et des folies » : quand les jeunes gens (toujours la belle fougue des comédiens du Français très bien dirigés dans cette course folle qui est la marque de fabrique du meneur de troupe qu'est Clément Hervieu-Léger) se perdent, se jaugent ou s'aiment dans la forêt ou dans la grange, on pense instantanément à du Shakespeare et l'on aurait aimé voir un paysage bucolique ou tout simplement des éclairages divers pour mieux tomber de haut dans la réalité crue du noir et de l'enfermement. Car cet âge de transition, ce passage obligé du monde de l'enfance à celui de l'âge adulte n'est-il pas fait d'obscurité comme de lumière ? La pièce offre cependant quelques très beaux moments d'élans adolescents telle cette partie de foot opérant un chahut gracieux d'adolescents ou ce baiser tant attendu de deux garçons se délectant de grappes de raisins sur fond de lumière rosée. La scène finale - qui dévoile un âge adulte éclairé possible - est une merveille de mise en scène (Éric Génovèse impressionne en cette sorte de Dieu du pardon ou ange de la réconciliation) qui révèle enfin le jeu terriblement émouvant de Christophe Montenez, revenant en fantôme et jusque-là étrangement empêtré dans un jeu caricatural d'adolescent mal dans sa peau puis suicidaire. Sébastien Pouderoux en adolescent plus mâture et qui fautera avec la jeune Wendla, impressionne par son charisme et sa sensualité puissante et toute en retenue. Georgia Scalliet/Wendla au phrasé si beau et si particulier, est comme toujours merveilleuse et insaisissable, romantique à souhait en jeune femme à la vie naissante sacrifiée.

Claire Bonnot

"L'Éveil du printemps" de Frank Wedekind, mise en scène par Clément Hervieu-Léger

Jusqu'au 8 juillet 2018
à la Comédie-Française

Place Colette, 75001 Paris

 

Durée : près de 3 heures.