"Architecture" de Pascal Rambert : Les grands mots familiaux

À voir si : vous avez le cœur passionné, tourmenté et bien accroché

Du 4 au 13 juillet 2019
au Festival d’Avignon IN
dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes

Reprise aux Bouffes du Nord à Paris
du 6 au 22 décembre 2019

© Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon

© Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon


“La vie nous sépare parce que nous ne disons pas les bons mots”

Architecture, Pascal Rambert


Bâtisseur d’une famille de théâtre qu’il s’est choisie pour ce projet d’envergure, Pascal Rambert sonde les fondations de l’humanité, dans l’intimité d’un clan et l'universalité d’une société, via l’infinie puissance de (dé)construction du langage. Un hommage enfiévré au théâtre et à ses comédiens qui n’est pas sans rappeler La Mouette de Tchekhov.

« Tu te prends pour qui ? »… tonne, impérieux, l’impressionnant patriarche aux cheveux blancs, le charismatique Jacques Weber. La Cour d’Honneur du Palais des Papes, grandiose, écrasante, est recouverte d’un décor immaculé sophistiqué où rien ne semble pouvoir vaciller, dévoilant peu à peu les pions de ce jeu d’échecs (et mat) familial : neuf protagonistes, tous élégamment vêtus de blanc, interdits, immobiles, devant le déchaînement de violence verbale du père contre le fils…

Pascal Rambert offre des scènes dantesques à ses comédiens d’exception qui accompagnent avec fièvre ce langage passionnant. “Architecture” est une pièce qui s’écoute, se vit et se lit. Un véritable hommage à l’âme du théâtre.
— Apartés

Un combat de titans dans un monde chancelant



Tout menace déjà de s’effondrer à l’instant même où s’ouvre la pièce, odyssée tragique d’une famille d’intellectuels viennois soumise aux affres des deux Guerres mondiales, et ce mouvement, insidieusement lent, est fascinant : le père s’en prend au fils (un Stanislas Nordey romantique et pragmatique à la fois) qui s’en est pris au père, l’humiliant ouvertement lors d’une distinction officielle, l’ancien style est sans cesse confronté au modernisme, dans l’architecture, domaine réservé du patriarche, ou la composition musicale, terrain de recherches du second fils, bègue et raillé (Formidable Denis Podalydès), et le monde, si beau, qu’ils contemplent tous ardemment durant leur croisière européenne, menace d’être enseveli par la montée du fascisme. Au cœur de ce calme apparent fait de mobilier Biedermeier et de costumes trois pièces immaculés, les confrontations se font jour, violentes dans les mots, étonnamment imperceptibles dans les corps. Le père, grand humaniste sur le papier, terrorise tout son petit monde à coups d’humiliations verbales : « Nous sommes des serre-livres qui écrasent les bibelots », dira-t-il, illustrant l’écosystème familial face à son fils philosophe Stanislas, le seul à s’opposer frontalement à lui, le seul à démontrer que cette architecture protectrice familiale n’est qu’un leurre, qu’elle écrase et qu’il faut se rebeller. Et chacun des membres de cette famille artistique et érudite, incapable de parer la crise à venir malgré ses aspirations de beauté, lutte contre un problème insolvable : incompatibilité conjugale, angoisses existentielles, impossibilité de dire sa différence, peur de la vieillesse, désir corporel inassouvi… «L’affrontement à » est partout, il habite le plateau, prenant des formes plus personnelles ou plus collectives mais entraînant, toujours, une déflagration patiente mais irradiante. C’est un vrai combat de titans qui se joue dans Architecture, un combat contre un destin tragique qui paraît tout tracé, celui des incompréhensions profondes et terribles qui (dé)structurent cette famille et, celui, en parallèle, de la montée inéluctable de la violence politique et sociétale. Et cette lutte acharnée, qu’on ressent désespérée, passe par les mots, ces mots qui déséquilibrent, ces mots qui tuent, ces mots qui rendent fous… si l’on ne prend pas conscience de leur portée.
« Je crois que la parole est performative », dira le fils qui cherche à tuer le père. Elle l’est dans ce spectacle qui démontre puissamment le pouvoir du langage - socle du théâtre de Pascal Rambert - au travers de monologues (Arthur Nauzyciel est excellent en Colonel affichant sa propagande réfléchie en faveur de la guerre) et réflexions totalement transparentes, traversant au plus profond les corps des personnages et des spectateurs, forcément impliqués. Mais si cette pièce s’annonce comme un memento mori pour penser notre temps, le message politique frappe moins que la formidable façon d’exposer et de décortiquer les tourments existentiels de l’être humain, à toutes époques, et à l’image des personnages de Tchekhov dans La Mouette.

Des dieux de la scène aux démons existentiels

Ces esprits brillants - architecte, compositeurs, philosophe, journaliste (parfait Laurent Poitrenaux), poète, psychiatre (une Emmanuelle Béart superbement survoltée), éthologue (une Anne Brochet impériale) - appartenant à une structure familiale apparemment inébranlable sont en réalité ballotés par le mouvement de leur propre histoire familiale ainsi que celui de l’Histoire. Malgré leur capacité à penser, analyser, comprendre, il n’y a aucune issue et le naufrage est proche. La scène du bal où chaque protagoniste change de partenaire et en profite pour exposer ses dissensions marque un tournant dans l’effondrement de leur monde. La deuxième partie du spectacle accélère alors le drame, symbolisant la mort de chacun d’entre eux, écrite et lue sur des Macbook Pro, séquence invitant le temps présent - et donc politique - au plateau. La poétesse et épouse du père a été tuée par les nazis, le fils rebelle s’est suicidé après avoir révélé son homosexualité à son père mais se sentant nié à jamais dans son être profond, l’un des gendres et l’autre fils sont morts au champ d’honneur… Les performances sont totalement habitées et particulièrement émouvantes d’autant plus que Pascal Rambert, qui a expressément écrit pour chacun des acteurs, a aussi gardé leurs prénoms pour créer sa famille fictionnelle : Jacques Weber est formidable en tyran familial, ajoutant la complexité d’un être en attente éperdue d’amour et d’admiration, Stanislas Nordey interprète à merveille le représentant du nouveau monde, bouleversant lorsqu’il confesse avoir toujours peur de ce père qu’il tente pourtant de terrasser, Marie-Sophie Ferdane, en jeune compagne haïe du patriarche, joue une partition déchirante d’humanité et le couple soudé à la vie à la mort Audrey Bonnet/Denis Podalydès impressionne par sa présence à la fois discrète et essentielle sur le plateau. Pascal Rambert offre des scènes dantesques à ses comédiens d’exception qui accompagnent avec fièvre ce langage passionnant. Architecture est une pièce qui s’écoute, se vit et se lit. Un véritable hommage à l’âme du théâtre.

Claire Bonnot

"Architecture" de Pascal Rambert

au Festival d’Avignon 2019
Durée : 3h35