"The Way She Dies" de Tiago Rodrigues : les liaisons (passionnément) dangereuses avec la littérature

À voir si : vous avez le cœur passionné et tourmenté

Du 11 septembre au 6 octobre 2019
au Théâtre de la Bastille

© Filipe Ferreira

© Filipe Ferreira


“De temps en temps, il y a un mot, une phrase, un paragraphe, un éclair fugace qui illumine le monde. Et alors nous voyons le chemin qu’il nous reste à parcourir dans notre vie. Amants, amis, ennemis. Nous sommes tous reliés, pendant un instant, à la lumière de l’éclair. Puis, nous retournons à la pénombre. Chacun parlant sa langue, que personne d’autre au monde ne peut comprendre.”

The Way She Dies, Tiago Rodrigues


En faisant de l’héroïne exaltée de Tolstoï l’élément perturbateur de la quiétude de deux couples contemporains, Tiago Rodrigues rappelle magnifiquement à quel point l’art et la littérature abreuvent nos vies de sages ou tourmentées passions. S’y abandonner totalement !

Scène de la vie conjugale. Une femme détaille à son mari impassible les raisons de son désamour. Il lit et ne voudra le fin mot de l’histoire qu’à la fin d’une autre histoire, celle d’Anna Karénine…

Le théâtre, tout comme la littérature, est une vraie nourriture. On y vient puiser de la force, de la lumière, de la profondeur. On fraye avec le danger aussi, on y recherche l’interdit, un éventail de tous les possibles. Le si délicat Tiago Rodrigues nous offre ces liaisons dangereuses avec la littérature sur un plateau d’argent.
— Apartés

Une mise en scène “matriochka” qui sonde admirablement tous les cœurs



Anna Karénine est partout. Le livre de Tolstoï est partout. Il est l’explication ultime pour le mari trompé peu désireux d’entendre les vaines explications de sa femme. Il est l’instrument d’émancipation d’une femme lassée de sa vie maritale. Avec « The Way She Dies » de Tiago Rodrigues, se mêlent et s’entremêlent dans un jeu de miroirs, de lieux - de la Russie à la Belgique en passant par le Portugal - et de langues - le néerlandais, le portugais et le français - la passion tragique et fictionnelle d’Anna Karénine et deux histoires d’amour et de désamour contemporaines et réelles. Chacun s’interroge sur ses ressentis à l’aune de ceux de la grande héroïne dramatique : quand l’être aimé parle, le reste est censé ne plus exister. Est-ce le cas ? Chacun s’interroge sur sa propre compréhension du texte, traduit dans différentes langues, et donc potentiellement porteur de significations nouvelles et subtiles. Chacun y trouve un motif d’incompréhension de l’autre, de connaissance de soi-même ou de rapprochement avec un nouvel individu. Et nous, public, de se poser, intrigué, charmé, exalté, les mêmes questions.
Le théâtre, tout comme la littérature, est une vraie nourriture. On y vient puiser de la force, de la lumière, de la profondeur. On fraye avec le danger aussi, on y recherche l’interdit, un éventail de tous les possibles. Le si délicat Tiago Rodrigues nous offre ces liaisons dangereuses avec la littérature sur un plateau d’argent.

Jouer à la vie, à l’amour, à la mort

L’éclosion d’une scène dans l’instant, c’est tout l’art de Tiago Rodrigues pour qui le travail au plateau et l’écriture au fur à mesure a, ici, été le subtil matériau. Il a trouvé en la compagnie flamande tg STAN - qu’il connaît depuis vingt ans - une même approche des textes et une même liberté scénique. C’est la première fois qu’ils collaborent ensemble et le résultat est passionnant, vibrant et en perpétuelle évolution car jouant sur l’instant présent de la représentation. Les quatre comédiens, Isabel Abreu, Pedro Gil du Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne et Jolente De Keersmaeker, Franck Vercruyssen du tg STAN, jouent avec un naturel désarmant qui parle directement au cœur des spectateurs et montre à quel point cette œuvre nous raconte au-delà du temps et des âges. Et le théâtre de Tiago Rodrigues y répond admirablement car son théâtre, c’est la vie, la vie qui défile dans toute sa poésie et toute son ironie, cette vie que l’on veut attraper au vol et à laquelle nos cœurs, éperdus d’attente, sont à jamais suspendus. C’est un théâtre - à l’image d’une Emma Bovary et d’une Anna Karénine, deux de ses héroïnes scéniques (critique à lire ici de la pièce « Bovary ») - où l’on attend d’être abreuvés à chaque ligne, à chaque scène, à chaque réplique. Et le miracle éclôt toujours, par petites touches, par petites phrases - les mots du roman de Tolstoï et ceux de la fiction de Tiago Rodrigues résonnent en cœur dans nos cœurs et offrent bel et bien un chemin de lumière -, par fougueux tableaux (les envolées de feuilles empilées puis éparpillées, la tempête de neige) … La scénographie de la mort d’Anna, le “comment”, le “The Way”, illustre à la perfection ces montagnes russes qui façonnent souvent nos vies. Cet extrémisme des ressentis, des réflexions. L’âme russe ? L’âme romantique sans aucun doute. Un doute qui habite Anna à l’instant même où les roues du train vont s’abattre sur elle. Cette mise en scène hachée, habilement saccadée, d’un comédien à l’autre, d’une réflexion à une autre, d’un instant à un autre, propulse le spectacle à son acmé et offre un final d’une grande et douloureuse beauté.

Claire Bonnot

"The Way She Dies" de Tiago Rodrigues, librement inspiré de Anna Karénine de Léon Tolstoï, spectacle en français, portugais, néerlandais, sur-titré en français, présenté en coréalisation avec le Festival d'Automne à Paris

au Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette, 75011 Paris

Durée : 1h40