Fidèle à ses mises en scène-témoignages frontales et bouleversantes, Emmanuel Meirieu livre, aux travers de parcours individuels tirés du roman de Svetlana Alexievitch, la détresse de tout un peuple traumatisé par le régime soviétique tout autant que par sa chute. Une parole livrée avec une humanité déchirante et qui raconte, bien au-delà des frontières de l’URSS, le désenchantement de l’humanité toute entière. Saisissant !
La scène des Bouffes du Nord est un champ d’après-bataille. Le sable a englouti ce qui restait des décombres, une carcasse de voiture ensevelie finit sa route et les murs sont sales, recouverts de lambeaux de tissus. Au milieu de cette atmosphère pesante noyée sous des lumières lugubres ou criardes, il y a un micro. Pour que ce no man’s land vidé de toute espérance résonne encore et encore des mots trop longtemps étouffés de ceux dont la vie semble à jamais inexistante.
La souffrance en toute transparence, l’humanité en partage
Puissance incontestée du théâtre : le verbe se fait chair, entraînant une déflagration des émotions en totale communion. Le metteur en scène Emmanuel Meirieu ne vibre que pour cette humanité éprouvée en communauté et reformée via l’expérience théâtrale. Son précédent spectacle, Des hommes en devenir (2017), répondait totalement - et magnifiquement - à ce vœu d’humanité partagée et livrée dans toute sa sève, même la plus râpeuse qui soit. Il a trouvé en l’adaptation du roman-témoignage de la journaliste et écrivaine Svetlana Alexievitch ( La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, 2013) une nouvelle façon de faire entendre les “petits” de la grande Histoire, ici, enfants du régime soviétique, biberonnés à l’utopie socialiste et assommés par le couperet du capitalisme, éternels inadaptés flottant entre un monde inexistant et un monde inimaginable. En faisant se succéder sept Russes de toutes les générations au micro, et presque tous reliés les uns aux autres par un lien de filiation, Emmanuel Meirieu lâche sur le plateau sept histoires de vie déchiquetées par la grande Histoire : la mère dont le fils adolescent s’est suicidé le lendemain de la chute de l’URSS, l’ancienne victime des Goulags qui vénère Staline envers et contre tout - même sa propre mère ! -, ou encore la femme aimante et impuissante d’un irradié de Tchernobyl. Par cet agrégat de parcours de vie, par cette parole enfin libérée dans toute sa transparence et versatilité - la douleur vient des tortures du régime mais aussi et surtout de la mort inéluctable d’un idéal - , le spectacle La Fin de l’homme rouge touche en plein cœur et alerte déjà sur les dérives de notre monde capitaliste contemporain.
Des comédiens transfigurés par cette parole libérée
Les sept formidables comédiens, chacun à leur tour, viendront s’abandonner, vibrants, incarnés ou éthérés, dans toute leur faiblesse d’êtres humains, ici, personnages broyés, brisés, accrochés à des regrets. La partition toute en pudeur de Anouk Grinberg en mère endeuillée déchire les cœurs, le visage d’un homme qui a vu l’enfer incarné par Jérôme Kircher nous hantera longtemps, l’amour tranquille d’une femme dont le mari est défiguré par la catastrophe nucléaire n’aura jamais autant ébranlé qu’à travers le jeu de Maud Wyler. Et Xavier Gallais, compagnon de route du metteur en scène depuis Des hommes en devenir, fait tellement corps avec les mots du jeune soldat brutalisé par l’expérience militaire qu’il semble transfiguré, christique. La conjonction des textes choisis - humanistes et engagés -, de la mise en scène quasi sacralisée et des interprétations incroyablement habitées, opère, à chaque fois, un miracle scénique et un bouleversement humaniste. Celui que Emmanuel Meirieu appelle de ses vœux : « Quand je fais du théâtre, je veux que les spectateurs oublient que c’est du théâtre. Je veux que, dès les premiers mots prononcés, ils croient que celui qui leur raconte son histoire est celui qui l’a vraiment vécue, comme dans un groupe de parole ».
Claire Bonnot
"La Fin de l'homme rouge" d’après le roman de Svetlana Alexievitch, mis en scène par Emmanuel Meirieu dans une traduction de Sophie Benech
Au Théâtre des Bouffes du Nord
37 (bis), boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Du mardi au samedi à 21h
Durée : 1h50