Dans une excellente adaptation du chef-d'œuvre de Gustave Flaubert, « Madame Bovary », le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne, rend un hommage vibrant au pouvoir transcendantal de l'art face à l'obscurantisme de la moralité théorique. Ébouriffant et essentiel !
En entrant dans la salle du Théâtre de la Bastille, les acteurs déjà sur scène semblent nous regarder droit dans les yeux d'un air goguenard, en jetant vivement des liasses de feuilles blanches vierges. Le sol a beau en être jonché, le manège se répète inlassablement jusqu'à ce que la pièce commence...
Un acte de création en forme de résistance
Très vite, l'on comprend que le roman célèbre sera décortiqué à la page près. Gustave Flaubert, joué avec une ironie et une nonchalance extraordinaires par le très facétieux Jacques Bonnaffé, parle soudain et évoque dans une lettre à une amie chère le procès intenté à son grand roman, « Madame Bovary ». Il eut réellement lieu en 1857. Tiago Rodrigues s'est inspiré des écrits sténographiés à l'époque pour nous livrer le débat idéologique et artistique qui fit rage dans la France du XIXème siècle. L'accusation, M. Pinard, s'avance en la personne d'une superbe actrice (Ruth Vega-Fernandez) : « L'accusation que nous soutenons ici est celle d'offenses à la morale publique et à la religion ». Et s'engage un débat d'arguments tous aussi bons les uns que les autres donnant à voir avec une acuité extraordinaire toute la richesse et la double lecture du roman. « Vous pourriez bien l'appeler Histoire des adultères d'une femme de province », s'exclame l'accusation, fustigeant l'ironie de l'auteur qui tromperait les blanches brebies prises au piège de la première lecture. Gustave Flaubert acquiesce sur scène : « L'accusation a tout compris : seule notre opinion sur le roman diffère ».
En mêlant toutes les réalités et temporalités dans une mise en scène à plusieurs degrés de lecture, Tiago Rodrigues réussit un coup de maître : celui d'opérer une véritable passation au public de ce pouvoir des mots. Il nous invite à prendre parti pour cette résistance, toujours actuelle, face au musellement de l'art. Car, à la manière d'un Flaubert, le metteur en scène portugais, « ne fait pas de distinction entre l'art et la vie ».
Des personnages interchangeables qui portent magnifiquement le propos de Flaubert
Emma (la superbe Alma Palacios, aussi frémissante que l'héroïne mais aussi ironique que le reste de l'équipe) arrive au banc des accusés, s'invite dans cette réalité, égrenant ses insatisfactions page par page : « À la page 841, je pense qu'avant de me marier j'ai cru avoir de l'amour. (...) Je cherche à savoir ce que l'on entend au juste dans la vie par les mots félicité, passion, ivresse, qui m'avaient paru si beaux dans les livres. » Et se voit le jouet des quolibets que s'envoient la défense et l'accusation, détenant chacun - et c'est ce qui est génial et troublant - une part de vérité : « Gustave Flaubert a un style si honteux qu'il aime à confondre le Bien et le Mal », s'écrit l'accusation. « Mais n'est-ce pas ça la vie ? », répond la défense. Et puis, tour à tour, les personnages du roman entrent en scène, le résigné et plat Charles Bovary (très bon Grégoire Monsaingeon), le jeune bellâtre tentateur Léon (joué avec un amusement non feint par Jacques Bonnaffé) et le riche Rodolphe joué par l'accusation et qui donne lieu à une trouvaille de mise en scène hilarante. Où soudain, tout d'un coup, le tribunal se voit pris d'une fièvre étrange, tout le monde s'enlace et s'embrasse comme pour signifier que même le tribunal, et nous aussi, public et lecteurs, tombent amoureux du personnage d'Emma.
Après avoir fait danser son Emma dans une sorte de transe sur fond de musique rock pour le fameux bal, signifié la scène érotico-scandaleuse du fiacre par un phrasé hachuré et des feuilles volantes sur scène et ironisé sur le suicide programmé - « N'oubliez pas que l'arsenic est ici » s'exclame par trois fois un personnage bien intentionné... - Tiago Rodrigues rend sa liberté à l'héroïne malheureuse en lui remettant toutes les feuilles du roman. Debout, bien vivante, la voilà ressuscitée par le récit que Flaubert en a fait et ce.. pour l'éternité. « Mais toi, putain d'Emma Bovary, amour de ma vie, tu vas continuer à vivre comme dans les livres. Tu as gagné » Clap de fin par Charles Bovary. Flaubert fut acquitté et le roman célébré pour sa géniale immoralité, dénonciatrice de la réalité.
Claire BONNOT
"Bovary" d'après Gustave Flaubert mis en scène par Tiago Rodrigues
Jusqu'au 26 mai
au Théâtre de la Bastille
76, rue de la roquette
75011 Paris
Du mercredi au samedi à 21h.
Durée : 2h.