Jean-Michel Ribes, fervent défenseur de la résistance par le rire, remet au devant de la scène, dans un étalage de futilités pailletées, « trois dadaïstes dandys » qu'il découvrit à 25 ans. Pour nous rappeler, en ces temps secoués, que l'existence tient encore et toujours à la liberté de penser.
Sous trois poursuites puissantes apparaissent un à un trois êtres humains aux costumes blancs scintillants et aux regards méprisants. C'est alors que « La guerre » - passant en loupiottes illuminées au travers de la scène - s'abat sur eux et leur demande leurs papiers. Noms ? Arthur Cravan, Jacques Rigaut et Jacques Vaché. Professions ? Boxeur et poète, PDG de l'Agence Nationale du Suicide et inventeur de l'umour sans h. Le ton est donné. La revue est lancée.
L'élégance des mots pour tacler l'étroitesse des temps
On se prend au jeu, très facilement. Ce premier tableau sur la guerre est une succession de bons mots, percutants, poignants et destabilisants. Sublimes en habit blanc, les trois irréductibles se succèdent - fiction car ils ne se rencontreront jamais - devant l'officier chargé de les recenser pour la guerre. Les scènes sont hilarantes (bravo à Stéphane Roger) et donnent tout leur corps à cet esprit insolent vanté par ces trois jeunes gens. On est en 1914 et Cravan (Michel Fau) a 27 ans, Vachet (Maxime d'Aboville) 19 et Rigaut (Hervé Lassïnce) 16.
Vachet est l'élégance même (Maxime d'Aboville est splendide paré de ce flegme de poète et tout imprégné de cette nostalgie de désespéré de la société) - il porte le monocle. Interprète entre les armées anglaises et françaises, il fera l'expérience macabre des tranchées et écrira des lettres édifiantes à son ami André Breton, alors interne en médecine. C'est de lui, dira-t-il, que lui est venu le Surréalisme. Il est mort - en 1919 - d'une surdose d'opium, nu dans une chambre d'hôtel aux côtés d'un ami car, écrivait-il, « Je mourrai quand je voudrais mourir... mais alors je mourrai avec quelqu'un. Mourir seul, c'est trop ennuyeux ».
Rigaut se présente comme le « raté-étalon », le « zéro impeccable » aimant flirter avec le suicide. Ce poète dadaïste se plaisait dans la désinvolture - « L'inutile ma va comme un gant » - et épousa une « Rolls Royce » américaine, qui le délaissa pour sa tendance à brûler comme un feu follet (il était un notoire toxicomane). Hervé Lassïnce incarne à merveille ce dandy impeccable, à l'œil narquois et au désespoir dans la poche. Qu'il récupère un soir de 1929 pour se tirer une balle dans le cœur.
Cravan refuse tout net de faire le soldat et s'enfuit à Barcelone pour défier, en boxeur qu'il est, le champion du monde Jack Johnson qui le met K.O. Précurseur du dadaïsme avec sa revue Maintenant, il critique l'Art avec un grand a et les artistes et poètes de son temps à forces de grandes critiques insultantes et de conférences excentriques. Qui d'autre que Michel Fau pouvait incarner ce géant de chair - il mesurait 2 mètres et pesait 500 kilos - et de provocation ? Même si la scène de la conférence sur sa détestation de l'art est un peu longue, un peu trop, un peu tout - Michel Fau est vêtu d'un manteau façon grizzli et d'un chapeau melon et d'un string de cuir (non blanc !) - on comprend mieux pourquoi il fut un précurseur de ce mouvement de rejet et de radicalité. « J'ai besoin d'être grossier pour me reposer de l'idéal » écrivait-t-il. Quelle formule magnifique ! Amoureux transi de la poétesse Mina Loy, qu'il piqua paraît-il à Marcel Duchamp, il s'en alla pourtant « quitter (son) génie qui (lui) mange un kilo de chair par semaine » en disparaissant dans les eaux du Golfe du Mexique.
Jean-Michel Ribes a choisi cinq tableaux pour raconter cette liberté d'être : la guerre, l'amour, l'art, l'ennui et la mort. Ces êtres se dévoilent, radicaux, puissants, ennuyeux, tristes, désinvoltes, inclassables, insultants sur fond d'extravagances fantasques des années folles. C'est l'arbre qui cache la forêt. Celle du désespoir tapi « par-delà les marronniers ». (Ces sujets soi-disant communs qu'on nous ressert chaque année).
Sous les atours luxueux, l'ennui qui mène au désespoir
Ce sont des enfants des années folles, du temps du music-hall, des danseuses de revue, du relâchement d'après-guerre et des nouveaux rêves. Mais ce sont aussi des enfants de la guerre. Ils en deviendront des précurseurs du mouvement dadaïste, rebelles magnifiques fustigeant une société engoncée dans ses certitudes et sa bien-pensance. Jean-Michel Ribes a créé des décors démesurément grands et grandioses : ça scintille, ça pétille, c'est coloré et c'est chanté. Les trois jeunes femmes (Alexie Ribes, Sophie Lenoir et Aurore Ugolin) tout-à-tour meneuses de revues, épouses des poètes ou majorettes, prennent une belle consistance au fur et à mesure de la pièce.
Mais pourtant, le rire est moins présent. C'est l'angoisse d'une existence vaine qui pénètre les âmes. Car on sent parfois un petit ennui poindre le bout de son nez. Mais peut-être faut-il y voir un fait exprès ? Pour expérimenter la détresse de ces trois « scandaleux » aux prises avec leur difficulté à vivre dans un monde codifié, sans liberté... de penser. Ces trois « sacrifiés » ont toujours résisté par le rire - même amer. C'est donc une ode à résister. Et Jean-Michel Ribes de proclamer - par l'intermédiaire de Jacques Vaché - « Nous avons le génie puisque nous avons l'humour, et donc, tout est permis ! ». Alors, c'est compris ?
Claire BONNOT
« Par-delà les Marronniers » écrit et mis en scène par Jean-Michel Ribes
Jusqu'au 24 avril
au Théâtre du Rond-Point
2bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris
Du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 15H.
Durée : 1h30.