Il a la grâce d'un danseur, le magnétisme d'un félin et la voix d'un songe. Gaël Kamilindi, 29 ans, diplômé du Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique en 2011, enchaîne les collaborations prestigieuses depuis sa sortie de l'école - Bob Wilson, Jean-Pierre Vincent, Krzysztof Warlikowski - et s'affirme de rôle en rôle comme un comédien plein de possibilités et de sensibilité. Apartés est heureux de continuer ce cycle d'entretiens avec un comédien d'une telle générosité et qui, en une scène, a su déployer force, beauté et fébrilité et faire vibrer l'âme d'une passionnée des planches.
Actuellement au Théâtre de l'Odéon dans le « Phèdre(s)» de Warlikowski, aux côtés d'Isabelle Huppert, où il joue le premier Hippolyte aux accents innocents et bouleversants, le comédien Gaël Kamilindi continue de tracer sa fulgurante carrière avec l'enthousiasme et la curiosité des plus grands passionnés. Apartés l'a rencontré à l'Odéon, deux heures avant son entrée en scène, délicat, disponible et captivant. Entretien.
Vous jouez le bel Hippolyte dans le premier tableau, écrit par Wajdi Mouawad, du « Phèdre(s) » de Krzysztof Warlikowski. Vous êtes magnétique et bouleversant, surtout projeté en grand écran. Qui est-il cet Hippolyte multiple, entre « jeune loup » et véritable chien noir ?
Wajdi Mouawad a fait une réécriture de « Phèdre(s) » à partir de Sénèque et d'Euripide sur les origines de Phèdre. Tout ce premier tableau pourrait être un rêve, un prologue de ce qui va suivre - on le voit dans les répliques d’Hippolyte, « Nous ne sommes que le prologue d’un monde plus infâme encore » - et peut-être que ce monde plus infâme encore - c'est en tout cas ce que je me raconte - pourrait être celui de Sarah Kane (le 2ème tableau). Hippolyte serait comme un adolescent en qui gronderait une révolte sourde ou bien un jeune qui, peut-être, ne supporte pas de vivre dans ce monde. Au début, on le voit dans sa chambre (le grand bocal qui apparaît côté cour) répondre à Aphrodite. Il lui dit que ce qui compte c’est la beauté. Il parle de la pornographie du monde dans lequel elle vit. Et puis, ensuite, il y a ce chien (Gaël rampe gracieusement sur la scène, vêtu d'une sorte de fourrure velue noire) qui pourrait être l’univers mental de Phèdre : elle dit « j'aimerais quelque chose de concret, plonger un couteau dans le ventre d’un chien ou me frotter à son poitrail velu. » La signification est ici très ouverte : est-ce Hippolyte qui devient le chien pour aller attiser la brûlure de sa mère à son égard, blessure intime qui va l’amener jusqu'à sa propre mort ? Les choses s’entremêlent de la même façon que la structure du spectacle se fait avec trois versions différentes.
Vous interprétez donc le mythe de l'innocence, la « PURETÉ » comme il est écrit en grosses lettres sur la scène...
La pièce comprend deux Hippolyte car on est dans deux écritures différentes. L’un - celui que j'interprète - joue sur une sorte de fin d’adolescence, un jeune homme sur la brèche, à l’endroit de la bascule entre l’enfance et l’âge adulte, période à laquelle on requestionne le monde. Je joue donc l’hypersensibilité de l’adolescence, cette faille que ces êtres ressentent par rapport à la société : « adolescents anorexiques qui ne veulent pas tremper leurs lèvres dans cette société qui est imposée… ». Je joue la pureté et l’innocence d'un Hippolyte en train de basculer et qui, s’il le fait, devient fou. Il vaut donc peut-être mieux qu'il meure après tout.
Le deuxième Hippolyte, lui, (Andrzej Chyra) est passé de l’autre coté, là où il n’y a plus d’espoir (dans le monde de Sarah Kane). C’est beau cette totale bascule je trouve, lorsque l'on rentre dans cet univers plus décadent où Hippolyte se masturbe toute la journée dans une chaussette (adaptation de L'Amour de Phèdre écrit par Sarah Kane).
"Mon rôle est celui d'un jeune homme sur la brèche, à l’endroit de la bascule entre l’enfance et l’âge adulte, période à laquelle on requestionne le monde"
Votre « entrée en scène » projetée sur grand écran est incroyable de sensibilité, de fureur et de beauté. Comment avez-vous travaillé cette dynamique entre le corps totalement imprégné de grâce et de fébrilité et ce phrasé frénétique et comme hachuré ?
Ma toute première scène est effectivement filmée. Dans la cabine en verre, j'ai un regard direct à la caméra (posée devant lui) et si je bouge un œil juste pour regarder le mur sur lequel est projetée l’image, ça se voit tout de suite. Donc je n’ai aucune idée de ce que ça rend. Comme je réponds au monologue d'Aphrodite (Isabelle Huppert en perruque de « blondasse » et toute de cuir vêtue), il faut avoir une écoute particulière pour que ma réponse puisse résonner de la façon la plus juste.
Ça fait quoi d'avoir une scène d’amour (sublime et là aussi projetée en grand écran) avec Isabelle Huppert ?
C’est vraiment un plaisir, un honneur et une grande chance de pouvoir partager le lit de ma belle-mère qui se trouve être Isabelle Huppert. Une fois dépassé le fait que c’est Isabelle Huppert, qu’elle a la carrière qu’elle a, qu’il y a tout ce qu’on sait d’elle - il se dégage effectivement une telle aura autour d’elle, c'est une véritable athlète du jeu - on est dans un rapport de travail, on devient partenaire, collaborateur d’un spectacle, et on défend tous ensemble un projet. Donc oui, ça reste toujours intimidant, ça fait toujours quelque chose bien sûr et j'en profite tous les soirs. Je vis ce beau moment au présent.
"C’est vraiment un plaisir, un honneur et une grande chance de pouvoir partager le lit de ma belle-mère qui se trouve être Isabelle Huppert."
Comment se déroule le travail avec un grand metteur en scène à l'univers exigeant tel que Krzysztof Warlikowski ?
Krzysztof demande à ses acteurs d'être des acteurs-créateurs et non pas des acteurs-interprètes donc il attend de nous chaque soir que l'on soit dans une perpétuelle recherche d'approfondissement. Sa mise en scène n'est pas définitive, ce doit être quelque chose qui continue à se tendre, à se détendre, à s'alléger. C'est la beauté du spectacle vivant. Krzysztof Warlikowski nous propose, à nous, comédiens, un plateau qui devient le lieu d’expression de toutes nos failles, de tous nos désirs, de tous nos fantasmes.
Vous avez été diplômé en 2011 du CNSAD, il y à 5 ans, et vous avez enchaîné très vite les projets avec de grands metteurs en scène aux univers exigeants : Bob Wilson et K.Warlikowski. Et vous auriez dû jouer pour Patrice Chéreau. Que recherchez-vous au travers de ces rôles et de ces univers ?
Je me considère vraiment comme une « éponge », j'ai ce fantasme du jeune acteur que je suis de vouloir m’essayer à tout. Le travail de comédien n'est pas une science exacte, on est constamment en formation donc la diversification m’intéresse. Je suis alors d'autant plus pour les rencontres. Et j'ai beaucoup de chance d’avoir croisé le chemin de ces personnes-là.
"Krzysztof Warlikowski nous propose, à nous, comédiens, un plateau qui devient le lieu d’expression de toutes nos failles, de tous nos désirs, de tous nos fantasmes."
Comment passez-vous, par exemple, d'une mise en scène à la Bob Wilson pour lequel vous avez joué le rôle de Village dans « Les Nègres » de Jean Genet sur cette même scène de L'Odéon, en 2014, à celle d'un K.Warlikoswki ?
Avec Bob Wilson, c’était un travail très physique car on est dans un formalisme pur complètement à l’opposé du travail avec Warlikowski mais qui est un formidable complément pour moi. J'aime pouvoir me plonger dans un registre où le texte est au centre, avec un vrai travail de chair, de chemin a trouver à l’intérieur de soi, comme chez Warlikowski. Avec lui, on peut voir comment repousser les murs de soi et comment aller plus loin. Et j'aime aussi, comme chez Bob Wilson, être dans quelque chose de très formel qui est très physique et très pointilleux. Lui chorégraphie avant tout l’espace, c’est un metteur en scène plasticien qui va essayer de trouver l'équilibre le plus parfait entre le temps et l’espace. La relation que tu vas avoir avec un partenaire de jeu ne va pas se faire dans le sens des mots à dire mais plutôt dans le rapport spatial qu’on peut avoir l’un envers l’autre et dans l’énergie, ou la poésie, d’un simple geste. Par exemple, comment en déroulant une main et en disant « je t’aime » on peut raconter l’amour plutôt que de mettre toute l'intention dans la phrase du « je t’aime ». (Gaël mime le geste en prononçant ces mots et il est saisissant de justesse).
Avez-vous des mentors ?
J'ai joué avec Dominique Blanc (« La Locandiera » de Carlo Goldoni par Marc Paquien en 2013/2014) et une très belle histoire s’est créée entre nous. Elle est devenue une sorte de marraine de théâtre si on veut, c’est moi qui la considère ainsi et qui l’ait nommée comme ça. Dominique est une personne que je trouve absolument incroyable en tant que femme et actrice et vers qui je me tourne quand j’ai des questions ou des doutes. Je l’appelle pour avoir son avis sur ce qu’elle pense de choix que je peux avoir à faire.
"Dominique Blanc est devenue une sorte de marraine de théâtre pour moi"
D'où vous est venue cette envie de théâtre ?
J’ai commencé à faire du théâtre - c’est marrant, je raconte toujours ça - par jalousie. Parce qu’on était trois amis d’enfance et que mes deux copains avaient commencé à faire du théâtre sans moi. Je ne voulais pas en faire parce que je considérais que je n'en avais pas besoin ou que c’était pour les filles... J'avais douze ans et je me retrouvais sans eux tous les mercredis pendant deux heures et ils n'arrêtaient pas de raconter leurs « exploits », alors je me suis inscrit l'année d'après. Des trois, je suis le seul qui ait continué. Et puis, de 9 à 11 ans, j’avais fait une série télévisée en Suisse, « Bus et Compagnie » sur la télévision suisse romande (TSR) et retransmise aussi sur TV5. Peut-être que ça avait déjà injecté en moi des petites envies de faire le guignol.
Qu'est-ce qui vous a attiré dans le théâtre ?
Tout simplement le fait de se raconter des histoires. J’ai moi-même eu un parcours de vie un peu rocambolesque (Gaël est né d'une mère rwandaise tutsi en République démocratique du Congo et d'un père israélien et s'est retrouvé orphelin à 6 ans. Il a échappé au génocide rwandais et est allé vivre, à l'âge de 7 ans chez l'une de ses tantes à Genève). Peut-être que ça m'a poussé à faire ce métier. Mais je ne sais pas vraiment pourquoi. J’ai aussi été poussé par les profs que j’avais et qui me demandaient ce que je voulais faire plus tard - j’étais parti pour faire du journalisme et de l’ethnologie à l’université. On m'a proposé d'essayer le théâtre pendant un an, du coup je me suis inscrit au Conservatoire à Genève. Et là j’ai découvert une nouvelle famille, on préparait des concours, c’était une frénésie qui était toute autre et qui était incroyable, ça m'a plu. J'ai commencé par passer le TNS (Théâtre National de Strasbourg). Je suis arrivé jusqu'au stage et j'ai vu que c'était la première chose que j’essayais professionnellement qui marchait - pendant un petit bout de temps car je n'ai pas été pris dans l'école - mais c'était rassurant de savoir que ce que je faisais pouvait avoir un écho. La légitimité est très importante dans ce métier quelque soit le parcours. On a toujours des doutes, on se dit toujours "est-ce que je suis à ma place, est-ce que j’en suis capable, est-ce que je mérite cette place ?"
Vous étiez d'ailleurs persuadé d'avoir raté votre concours d'entrée au CNSAD, en 2008...
Oui, je suis sorti en me disant « J’ai l’impression que j'ai rien fait, que j'ai pas joué, que ma prestation était nulle. » Ce qui a pu sans doute être assez magique c'est que, pour la scène que je présentais, je devais jouer un jeune homme très fébrile, de 20 ans – une scène de Fassbinder – qui va chez un homme qui a dix ans de plus que lui, il ne sait pas pourquoi. Tout le long de la scène, il est attiré par quelque chose mais il n’arrête pas de parler de sa copine. Le jeune homme dit aussi qu’il veut être comédien donc il y avait dans cette scène quelque chose qui correspondait à la situation que je venais de vivre (Pendant son audition, son accompagnement sonore ne fonctionne pas) avec ces histoires de problèmes techniques. J’étais complètement emprunté - et fébrile - à m'excuser sans cesse. Je pense que le contexte de l’audition et mon état s’appliquait « sublimement » bien à la scène à jouer.
Qu'est-ce qui vous plait le plus dans ce métier ?
De m’essayer à raconter des histoires qui sont plus ou moins proches de nous, qui nous parlent plus que d’autres, et de me dire ça c’est moi, alors c’est génial je peux le raconter, ou ça ce n'est pas moi, alors comment est-ce que je peux quand même le défendre. Et puis tout simplement le pouvoir des mots, car tout passe par là, par la communication. La possibilité d’avoir dans la bouche des mots qui ne sont pas les nôtres mais ceux de gens qui ont une plume fantastique est extraordinaire. Et pouvoir ainsi raconter des choses sur le monde, un monde passé, présent ou inexistant. Et puis enfin, de garder cette âme d’enfant car ça s'appelle « JOUER » quand même.
Qu’est-ce que le théâtre pour vous ?
Personnellement, ça m'aide à grandir, dans le sens où c'est un travail dans lequel je peux m’épanouir artistiquement et humainement, et me confronter à certaines problématiques. Mais pourquoi fait-on du théâtre ? C’est une question à laquelle on ne peut pas répondre... Peut-être parce que c’est le lieu de tous les possibles.
Que peut-il apporter dans la société et notamment aux jeunes ?
Je dirais que ce qui est important avant tout, c’est la curiosité qu'il faut maintenir, toujours. Le théâtre c'est le lieu de l'abandon où l'on se nettoie de sa journée. Une des réponses au pourquoi fait-on du théâtre, c'est peut-être de se dire qu'un jour, une personne viendra voir cette pièce, et la soirée passée à regarder cette pièce, chamboulera sa vie. Peut-être que cette personne va arrêter de respirer en entrant dans la salle et va reprendre son souffle à la fin de la représentation ; elle aura ressenti quelque chose qu'elle ne saura pas nommer ni expliquer mais quelque chose se sera passé en elle et ça, ça suffit.
"Pourquoi fait-on du théâtre ? Peut-être parce que c'est le lieu de tous les possibles"
Comment se déroule votre journée type avant la représentation (La pièce « Phèdre(s) » se joue du mardi au dimanche depuis le 17 mars) ?
J'ai rendez-vous au théâtre à 18h30 puis direction le maquillage et la coiffure (Gaël nous a très gentiment accueilli dans sa loge pour continuer l'entretien et le voilà aussi beau qu'un danseur étoile paré de khôl sur les yeux et de multiples barrettes pour onduler ses cheveux). Il n'y a pas de répétitions. Et à 19h30, j'ai rendez-vous avec la vidéo pour le cadrage puis la pose du micro et l'enfilage du costume. À 20h05, on commence. Je ne suis pas dans le personnage (Hippolyte) toute la journée, j'ai ma vie à côté. Mais quand j'arrive ici, c'est le lieu de la concentration, même si le temps de préparation dans les loges permet de rigoler entre nous et de se détendre un peu avant la scène. Je ne relis pas forcément mon texte tous les soirs avant de commencer, sauf le mardi pour la reprise.
Vous semblez animé d'une belle légèreté face à l'épreuve de la scène. Avez-vous tout de même un peu le trac avant les trois coups ?
La première semaine, on est un peu à vif évidemment mais une fois que la première est passée, que les gens ont posé leur avis, c'est parti. Les critiques sont importantes dans la mesure où c’est intéressant de savoir pourquoi les gens aiment ou n’aiment pas, mais je ne leur accorde pas plus d'importance que ça. Ça peut ouvrir une nouvelle voie et approfondir le trajet au fil des représentations. Sinon je ressens le trac, chaque soir, à ma première prise de parole. Je suis « traqueux » tous les soirs. Mais dès que le premier mot est sorti, il y a comme un apaisement qui se fait. C’est comme un néon qui s’allume dans une pièce et qui clignote d’abord frénétiquement - il fait clic clic clic clic puis ting' - puis se stabilise . Eh bien, je suis un peu comme un néon qui clignote avant de s'allumer d'un coup.
"À chaque représentation avant d'avoir sorti le premier mot, je suis un peu comme un néon qui clignote avant de s'allumer d'un coup"
Des rôles rêvés ?
Pas de rôle en particulier mais plutôt des types de rôles. Jusqu'à maintenant, on m'a souvent fait jouer le jeune, le petit marrant, le rigolo de service car j'ai quelque chose de très juvénile, de très léger. Avec ce rôle d'Hippolyte, je peux développer une autre facette de jeu et je suis content de pouvoir défendre un rôle qui a plus de poids et plus de complexité.
Mais j’aime cette idée de prendre les choses comme elles viennent et de se dire que parfois il y a des choses qui s’imposent à nous.
BIO EXPRESS
1986 Naissance en République démocratique du Congo puis a vécu au Burundi et au Rwanda
1993 Arrivée à Genève
2006 Conservatoire de Genève
2008 Entrée au Conservatoire Supérieur d'Art Dramatique de Paris (diplômé en 2011)
2013/2014 « La Locandiera » par Marc Paquien avec Dominique Blanc
2014/2015 « Les Nègres » par Bob Wilson à l'Odéon
2015 « En attendant Godot » par Jean-Pierre Vincent aux Bouffes du Nord
2016 Hippolyte dans « Phèdre(s) » par Krzysztof Warlikowski à l'Odéon
Un grand merci à Gaël Kamilindi et au Théâtre de l'Odéon