"L'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus"
Dom Juan, Molière
Le metteur en scène/réalisateur/acteur Vincent Macaigne, figure de proue du cinéma d'auteur actuel, a dévoilé sur ARTE sa version azimutée du « Dom Juan » de Molière jouée avec la troupe du Français. Effectué sur commande dans le cadre de la collection « théâtre » de la chaîne, le film se révèle bien plus fidèle à Poquelin qu'on ne pourrait le croire, pourtant noyé dans une ambiance contemporaine de gosses de riches dépravés et fortement désœuvrés.
On doit dire que l'association "Comédie-Française" et Vincent Macaigne pouvait effrayer d'avance. Habitué à des mises en scène assez radicales au théâtre où l'hémoglobine, la nudité et les hurlements divisent les foules, Macaigne semblait - au vu de la bande-annonce - perpétuer, ici encore, ses codes quasi-hystériques. Le glauque des lieux, le Dom Juan blafard, drogué et tatoué, les orgies, la limousine et les corps à poil en disaient déjà long. Et pourtant. Le drôle de mélange prend, et fortement. Dom Juan revit sacrément.
Une même troupe pour une version diablement remaniée
Pour ceux (dont moi) qui ont eu la chance de voir la mise-en-scène par Jean-Pierre Vincent du « Dom Juan » à La Comédie-Française, le film fera office - encore plus - d'une sacrée claque. Oui, toute la distribution est conservée. Les acteurs partaient tourner le soir, après avoir brûlé les planches du Français, pour le même dessein : celui du séducteur invétéré et damné, Dom Juan. Le tout, en treize jours (+ 1) à peine. Commande de la chaîne. Mais l'ambiance est revisitée, le texte recoupé et la trame de l'histoire encore plus orientée. Tout commence dans une forêt où l'on aperçoit un jeune homme d'aujourd'hui - Dom Juan (le très juvénile Loïc Corbery) - traîner le corps d'un prêtre - le fameux Commandeur - suivi d'un gros bonhomme, son fidèle valet, Sganarelle. Puis plan serré sur le mort, recouvert, comme un chien, de gros bouts de terre. Dom Juan ricane comme un vrai petit con. Le « Don Giovanni » de Mozart résonne. Le film sonne déjà le glas, le trépas de l'impie. On passe ensuite à l'orgie dans une chambre d'hôtel d'un palace parisien : baignés dans une lumière bleue, lovés dans un son kitschissime, les protagonistes sont tous dénudés ou en train de s'embrasser, et de sniffer, goulûment. Un seul ne fait rien : Dom Juan. Il regarde, ne parle pas. Ses tatouages le font pour lui - « I want to die/I wand to die » s'étale en lettres gothiques sur son dos décharné. Crucifix sur la poitrine. Blasphématoire. Elvire (tremblante et puissante Suliane Brahim), débarque dans ce couloir d'hôtel pour récupérer son mari. Elle se prendra la porte en pleine face - le contraste entre la lumière bleue et la musique italienne irradiant de la chambre et le couloir neutre et silencieux, est très fort - et un mari en nuisette, l'air attendri mais pas repenti. Le voilà alors reparti dans sa limo entouré de chairs féminines lascives, embrassant et touchant quelque peu mais toujours affichant cet effrayant masque de lassitude (ou de mélancolie ?). Sganarelle (l'incroyable Serge Bagdassarian) lui fait bien quelques leçons mais la colère du mauvais bougre prend le dessus et les crimes se poursuivent sur cette phrase glaçante : « Ah ! N'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui peut nous donner du plaisir ». La nouvelle conquête se nomme Mathurine. Et poursuivant sur sa filmique poético-punk, Macaigne fait s'adorer - et se caresser - les deux scandaleux des deux côtés d'une fenêtre humide. Puis s'enchaînent les perversités de ce maître abject : la violente scène de séduction de Charlotte où le Dom Juan de Macaigne va jusqu'à massacrer à coups de chaises d'école le pauvre Pierrot (très bon Jérémy Lopez) qui l'a sauvé de la noyade, le mépris face au mendiant qui indique le chemin - il menace de pisser sur son feu s'il ne jure pas sur le Ciel, et, enfin, le « festin », avec le Commandeur mort et lavé pour l'occasion dans le bain de la chambre d'hôtel. C'est ici Dom Juan qui invite et non pas lui qui s'invite. Comble de la perversité : il demande à son valet de chanter pour le prélat. Dégoût et malaise s'entremêlent. La suite n'est que la descente aux enfers : Elvire, hurlante dans la rue bruyante, ne parviendra pas à le sauver, le père - un « maréchal Pétain » chantant la Marseillaise - sera regardé comme une m... et le valet bon à tout faire supprimera le libertin bon à rien à coups de seringues. Qui s'échouera d'overdose sur les escaliers de l'Opéra Garnier devant une foule de badauds parisienne, aussi voyeuriste et perverse qu'il l'a été, lui-même, sa vie durant.
Un retour aux sources pour le Dom Juan de Molière, mort trop jeune...
La jeunesse du Dom Juan de Jean-Pierre Vincent - fidélité à Molière retrouvée - est ici conservée et à fond exploitée : Loïc Corbery, le jeune premier du Français, porte le propos de Macaigne de toute sa frêle, belle et rebelle personne. Parce que « au lieu de raconter les aventures pimentées d'un séducteur, il (Molière) raconte l'histoire de quelqu'un qui est contre les institutions, contre l'ordre établi, les pères. » rappelait Vincent Macaignedans une interview à GQ. Interdit de « Tartuffe » à la Cour de Louis XIV, le génial dramaturge avait une troupe sur les bras et une tête pleine de combats. Il s'empara d'un mythe à grand spectacle, le romanesque séducteur Dom Juan, pour endormir les soupçons et continuer de ridiculiser la religion. Le valet typique de comédie (Sganarelle) sera couard, bonbonnant et bien-pensant (et ridiculise ainsi la « bonne vie » qu'il représente) tandis que son maître sera jeune (Molière avait écrit le rôle pour l'acteur La Grange, 29 ans), philosophe et libertin courant, lucide, au devant son destin de parjure. La pièce fut arrêtée très vite. Jamais plus Molière ne pourra la faire jouer de son vivant (les raisons officielles ne sont pas connues). Et les mises en scènes à venir occulteront la rébellion de la jeunesse contre l'hypocrisie de la société - superbe scène dans le film - pour laisser place au séducteur mature et expérimenté. Et pourtant, en relisant la pièce, la recherche du mal et la destruction (collective puis personnelle) saute bien plus aux yeux que le plaisir de la chair. Propos que rend très bien le jeu fantomatique, désespéré et outrancier de l'excellent Loïc Corbery ainsi que les plans serrés qui ajoutent une intensité dramatique très sérielle. Et sur ce point, Serge Bagdassarian excelle. Son imposante et majestueuse figure semble rôder dans chaque recoin et relever l'importance du rôle (que Molière s'était d'ailleurs attribué), bien plus maître qu'élève. Et démontrer à quel point Dom Juan est plus complexe que son mythe. À voir pour secouer ses certitudes - du moins esthétiques !
Claire BONNOT
"Dom Juan & Sganarelle" par Vincent Macaigne pour ARTE avec La Comédie-Française d'après le "Dom Juan" de Molière