"The Servant" de Robin Maugham par Thierry Harcourt : un "Downton Abbey" jouissif et pervers

À voir : si vous avez le cœur tourmenté

Jusqu'au 27 juillet
au Studio des Champs-Élysées


"Vous allez arrêter de jouer les petits chefs, Monsieur.  En bas, c'est moi le patron."

The Servant, Robin Maugham


Le huis-clos 100% british du neveu de Somerset Maugham, « The Servant », recouvre la petite salle intimiste du Studio des Champs-Élysées d'un glacis effrayant grâce à la performance toute en retenue froide et manipulatrice du génial Maxime d'Aboville. Une descente aux enfers savoureuse dans les années d'après-guerre.

Tony (Xavier Lafitte), un très bel et jeune aristocrate anglais, vient de rentrer en Angleterre après des années passées en Afrique. Son ami, Richard (belle présence d'Adrien Melin), lui a trouvé un bel appartement à Londres. Tony veut un valet de chambre à son service. Débarque alors un certain Barrett (un Maxime d'Aboville net et précis dans ses mots et jusque dans ses gestes, le parfait valet anglais en somme) qui semble tomber du ciel. Tout est parfait : il n'a que d'excellentes lettres de recommandations, c'est un cordon-bleu et il use beaucoup du « Certainement Monsieur ». Tony qui ne souhaite rien d'autre que de se la couler douce - « Je me fous de ce qui peut arriver ici tant qu'on ne m'en rebat pas les oreilles. » - est ravi de cette heureuse trouvaille. « Il est formidable. Je suis comme un coq en pâte ». C'est dit et ses bons amis s'inquiètent très vite...

Un texte intense servi par cette langue anglaise à double tranchant (traduite en français) et des acteurs excellents...

Les présentations avec Barrett contiennent tout le drame futur de la pièce, en une attitude, celle de Barrett, droit comme un i, étourdissant Tony de son flot continu de paroles, toutes plus polies les unes que les autres : « La même somme, ça vous va ? »; « Net, naturellement »; « Net ? »; « Je ne voudrais pas payer d'impôts »; « Pourquoi pas ? »; « Parce que je n'y crois pas, Monsieur » puis « Pardonnez-moi cette question, Monsieur, mais êtes-vous célibataire ? » et ainsi de suite. Engagé, le voilà s'affairer pour préparer des petits plats à son maître tous plus compliqués (et ridicules de raffinement) les uns que les autres - « J'ai pris la liberté d'ajouter de la moutarde et une pincée de sel pour le café » - et dont l'énonciation systématique est presque irritante. En quelques temps, « La maison est sous son contrôle absolu », comme s'en inquiète Sally la petite-amie de Tony (la très élégante Alexie Ribes). Et elle a de quoi. Quand elle découvre que les fleurs qu'elle a envoyées à Tony trônent pauvrement dans le couloir, elle s'emporte. Barrett ne se désarme pas et lui répond, faux-jeton mais sûr de lui, qu'il pensait qu'elles seraient certainement mieux à cet endroit que dans le salon. Son stratagème fonctionne à merveille puisque Tony, au lieu de consoler sa belle, va « bichonner » (comme dit Sally) son Barrett : « J'espère qu'il n'est pas fâché, je vais aller lui parler. Je ne veux pas le perdre. » Mais pourquoi tant de zèle pour quelqu'un que Tony connaît à peine ? Presque hurlant face à ses deux amis Sally et Richard qui lui reprochent d'avoir engagé ce « drôle de type », Tony se dévoile : « Il  me protège de ce monde froid et brutal. Voila toute ma vie. » C'est que le jeune homme passe désormais ses journées à se faire servir par son valet extrêmement prévenant qui va jusqu'à le persuader de ne pas se présenter à son entretien d'embauche. Le coq en pâte est empâté. La suite n'est qu'une lente descente aux enfers de Tony causée par Barrett, au flegme impeccable et qui ne recule devant rien. Attirant ses fausses nièces (fiancées) dans la place comme femmes de chambre, il met à l'épreuve Tony dans une sorte de huis clos sexuel. Une fois qu'il a placé tous ses pions et que même les amis de Tony le délaisse, se sentant impuissants, il lui assène le coup de grâce, le coup de fureur : « Vous allez arrêter de jouer les petits chefs, Monsieur. En bas, c'est moi le patron et si vous voulez prendre le déjeuner dans ma cuisine... vous êtes sur mon territoire. » Maxime d'Aboville (Molière du comédien 2015 dans un spectacle de théâtre privé pour ce rôle) fait tout bonnement peur, il est excellent dans ce rôle de serviteur glacial et manipulateur. Il permet magnifiquement au texte 100% british de s'installer, entre mots à double-tranchant et humour noir acerbe, derrière une façade de raffinement et de politesse. Façon « Downton Abbey » croisée avec le suspense d'un Agatha Christie, la société de classes est ici écrasée, le pouvoir se dispute et le serviteur se trouve être bien plus intelligent que son maître dans ce petit jeu sourd de domination perverse. « Spence, tu l'as mouché », dira Vera (Juliette Petiot), l'amante de Barrett. Nous aussi, nous sommes faits.

...dans une mise en scène sans fioritures imageant parfaitement la situation, nette et implacable.

Jouer et mettre en scène la manipulation n'est pas une mince affaire. Le texte, merveilleux, les acteurs, précis, sont accompagnés par des lumières troublantes (Jacques Rouveyrollis assisté de Jessica Duclos) et un décor (Sophie Jacob) qui évolue subtilement vers la déchéance et le désordre. Du petit intérieur propret et coquet à souhait créé par Barrett, on passe, au fur et à mesure de la domination psychologique, à un sofa improvisé par terre, magazines jonchant le sol, à des personnages passant leur journée en pyjama, cheveux hirsutes pour Tony, et nombreuses bouteilles d'alcool toujours à disposition. La dernière scène illustre parfaitement cet état de non-retour quand l'ami de toujours, Richard, entre et voit son ami Tony échevelé et imbibé, en pyjama, horriblement pâle et incapable de revenir en arrière : « Tony, tu ne viens pas nous rejoindre ? », entend-t-on à l'arrière-scène. « Richard, oublie-ça et oublie-moi », répond Tony. Glaçant !

Claire BONNOT

"The Servant" de Robin Maugham, mis en scène par Thierry Harcourt

Jusqu'au 27 juillet
au Studio des Champs-Elysées
15, avenue Montaigne, 75008 PARIS

Du mardi au samedi à 20h30. Le dimanche à 16h.
Durée : 1h25.