C'est dans le Paris de la fin des années 1950 que le comédien et metteur en scène surdoué, Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française, fait revivre avec fièvre et une immense élégance la comédie-ballet déjantée et cruelle de Molière et Lully, « Monsieur de Pourceaugnac ».
L'incroyable scène du Théâtre des Bouffes du Nord nous plonge déjà d'elle-même en pleine rue, ici agrémentée de murs aux peintures passées et à la publicité « Suze » presque effacée. Des ampoules, façon terrasse de café, éclaire un orchestre qui joue un air sautillant accompagnant les comédiens-chanteurs qui entrent de toutes parts, comme bondissant ou pédalant, à vélo, dans un joyeux et lyrique bouillonnement. Alors qu'un Parisien et une Parisienne se gargarisent d'amour - « Que soupirer d'amour, Est une douce chose, Quand rien à nos vœux ne s'oppose ! » - d'autres titis parisiens taguent les façades à la craie de cette inscription, telle une invocation : « Aimons-nous donc d'une ardeur éternelle <3 ». Le tourbillon théâtral est déjà magistral.
Un moment de théâtre total et magistral sur fond de course folle...
Déjà émerveillés, l'on ne sait plus où regarder. Ici, un titi parisien claque une porte, là, l'orchestre « Les Arts Florissants » (dirigé par William Christie) entonne un air vivifiant (signé Lully, le compositeur favori de Louis XIV), et, d'un coup, l'amoureux transi surgit à vélo. Comme un petit air de Doisneau. C'est Eraste (Guillaume Ravoire) qui vient chercher les baisers de sa belle, la pétillante mais prudente Julie (Juliette Léger) : « Je tremble que l'on nous voie ensemble. » C'est que son père, Oronte (le très drôle Alain Trétout, tout petit, tout rond) l'a promise en mariage à un certain Monsieur de Pourceaugnac, gentilhomme limousin. Et là, c'est le drame. « Non mais Pour-ceau-gnac, cela se peut-il souffrir ? », dit l'un des protagonistes. Certainement pas, et c'est ainsi que l'on découvre petit à petit le stratagème commandé par les amoureux pour empêcher ce mariage arrangé. Où les sbires de Eraste entrent en scène pour le malheur de ce Monsieur de Pourceaugnac (parfait Gilles Privat). Qui débarque, en manteau vert pomme, immense, bras ballants, mine perdue, petits yeux tout ronds, au centre de la ville. Seul puis épié de toutes parts. Ça ricane, ça balance, ça court. Le gentilhomme limousin, « l'étranger », en reste pantois. Pas pour longtemps. C'est là que Sbrigani (le génial Daniel San Pedro), payé pour le "virer", démarre son bizutage. Après le plat de pâtes, la serviette au cou et l'étourdissement au vin - le public à l'orchestre se prend des giclées de Sbrigani qui fait semblant de boire, extra ! - Monsieur de Pourceaugnac se croit accueilli même si, selon-lui, « Ce pays-ci est un peu sujet à cautions ». Et il avait raison. Le voilà trimballé devant de faux-médecins (hilarants) qui en viennent à lui diagnostiquer une « mélancolie hypocondriaque ». Assailli de toutes parts - « La nature de vos songes ? Et vos déjections, comment sont-elles ? » - il prend la pose d'un petit garçon d'école puni et penaud. Les conclusions médicales toutes plus affreuses les unes que les autres, provoquant le rire ininterrompu du public, s'accumulent - « Je suis d'avis qu'il soit phlébotomisé »; « Il faut lui ouvrir la veine du front et en même temps le purger » - jusqu'à la chasuble du fou et la danse vaudou. En musique, la joyeuse troupe en blouses blanches l'entoure, l'étourdit, l'attrape mais la proie parvient à filer. Si l'intensité scénique, ainsi que celle du public, est déjà à son comble, il faut croire qu'on a encore rien vu. Quand une voiture débarque sur scène, avec, pour conducteurs les drôles bizuteurs, on sent que la séquence va être d'anthologie. L'excellent Daniel San Pedro (Sbrigani) - et son acolyte, superbe lui aussi - s'en donnent à cœur joie dans ce costume de torero sévillan expliquant au père de Julie que ce provincial alléchant « doit beaucoup à dix ou douze marchands ». Quand ce pauvre M. de Pourceaugnac débarque (excellent Gilles Privat, à la fois irritant et profondément attendrissant) et que tout lui semble « lavements », le père de sa promise le provoque dans un face-à-face à l'esthétique de films de gangsters. On adore. La suite est une escalade de mauvaises farces, ou plutôt manipulations, qui verront notre homme dégringoler bien bas et venir, d'un coup, s'effondrer dans un fauteuil d'orchestre. Brillant ! Le rythme frénétique de la pièce est servi par des acteurs - notamment de La Compagnie des Petits Champs - extraordinaires de fougue, de jeunesse et de grâce qui évoluent dans un décor et une scénographie très cinématographiques. Un tout attrayant qui dévoile subtilement - avec grâce et finesse, là encore - un fond bien plus sombre.
... qui révèle brillamment et subtilement un message plus profond sur la nature humaine
« Ne songeons qu'à nous réjouir : la grande affaire est le plaisir » chantent en cœur les joyeux drilles, après la noce d'Eraste et de Julie. Car tout est bien qui finit bien chez Molière. L'amour a triomphé. Mais à quel prix ? Car on a beaucoup ri mais on se sent coupable. Monsieur de Pourceaugnac n'est plus nulle part. On a perdu sa trace. Après l'asile de fou et les accusations d'endettement, il a dû faire face à deux épouses (soi-disant) bafouées et enragées. La séquence est mythique : Daniel San Pedro - encore lui ! - habillé d'un trench léger et enturbanné sous un foulard, se présente comme l'épouse trahie, au fort accent italien, de Monsieur de Pourceaugnac : « C'est le plus méchant des hommes. Infâme ! » et, après une scène de ménage incroyable - fous-rires à répétition garantis, elle/il lui crache au visage - coup de théâtre : une autre femme, paysanne celle-là, sort du bois. Elle y va à coups de poireaux, que le public voit voler au-dessus de lui. Superbe clin d'œil de la troupe à un public qu'elle dorlote et secoue à la fois. Son "ami" lui conseille d'aller plaider son cas auprès des avocats qui abattent son unique espoir en un seul refrain : « La polygamie est un cas pendable ». Dernier round : il se déguisera en femme. La bête traquée ne sera peut-être pas reconnue et... pendue. Sur les conseils avisés (et railleurs) de son "ami" - en fait, le mauvais sire Sbrigani - il apprend à se comporter comme tel, habillé d'une robe rose à pois blancs. Grotesque, hilarant et... déchirant. Surtout lorsque la bande, déguisée en gardes suisses, va jusqu'à tenter de la/le violenter. Il ne reste plus qu'à le détrousser. Mais très vite, l'amour et les bons sentiments refleurissent sur le plateau et la noce tant attendue est célébrée entre-soi. Cruel ? C'est la question que nous pose Molière, à nous, qui avons bien ri (et à la Cour lorsqu'il crée, en 1669, avec Lully, cette comédie-ballet, « pour le divertissement du roi »). Et la question que pose magnifiquement Clément Hervieu-Léger en nous retournant l'âme et les sentiments avec tant de vigueur. « Aimons-nous donc d'une ardeur éternelle », est-ce pour eux, est-ce pour lui, est-ce pour tous ?
Claire BONNOT
"Monsieur de Pourceaugnac" de Molière et Lully, mis en scène par Clément Hervieu-Léger
Jusqu'au 9 juillet
au Théâtre des Bouffes du Nord
37 (bis), boulevard de la Chapelle, 75010 Paris
Du mardi au samedi à 20h30. Matinées les samedis à 15h30.
Durée : 1h45.