Dans une adaptation mi-gothique, mi-fantastique de l'unique roman au parfum de scandale d'Oscar Wilde, le metteur en scène et comédien Thomas Le Douarec nous fait entrer au plus profond de l'âme corrompue du trop beau Dorian Gray. Une tragédie sociale et existentielle enlevée et remarquablement jouée.
Les trois coups résonnent puissamment sur les planches du théâtre avignonnais de la Condition des Soies comme pour nous indiquer que nous allons être sérieusement secoués. Et puis une chanteuse de cabaret, à l'accoutrement très Tim Burton, s'avance pour pousser la chansonnette d'un air goguenard : « Bienvenue au Cabaret des âmes perdues, dans la quête vaine de la recherche de la beauté éternelle. » Nous voilà prévenus.
Une mise en scène aussi élégante et enlevée que le sont les dandys et l'écriture de Wilde
Ce sont les comédiens qui habitent véritablement la scène, épurée de toutes fanfreluches de l'époque Victorienne, la mise en scène optant plutôt pour la richesse de l'écriture de Wilde et la profondeur des âmes sondées et décortiquées à même les planches. Avant même l'arrivée du beau Dorian Gray, le public tremble de pouvoir regarder celui que Basil, le peintre, ne peut plus quitter des yeux : « J'ai croisé le regard de Dorian Gray, j'ai eu l'impression de rencontrer mon destin. (...) Tant que je vivrais, je resterai sous le charme de Dorian Gray. » On ne voit du tableau que son dos et une irrépréssible envie d'arracher le rideau qui le cache nous étreint. Et puis, soudain, il apparaît, torse bombé, sourire vainqueur, respirant la tranquillité mais au visage déjà presque trop figé de beauté - « Statue antique, beauté magistrale », comme dit Basil. Lord Henry, ce flatteur invétéré, s'éprend de tant de beauté et engage ce serein visage à profiter de ce temps qui passera et passe déjà. L'insouciance de la jeunesse est brisée et Dorian Gray jalouse son portrait : « Je deviendrais vieux, horrible, repoussant, et ce portrait resterait jeune éternellement ? » jusqu'à faire un étrange souhait, façon pacte avec le... diable : « Et pourquoi ne serait-ce pas le contraire ? Si je restais toujours jeune et que cette peinture vieillisse à ma place. Je donnerais tout pour ce miracle. Je donnerais mon âme. » Et au fur et à mesure de son processus de perversion (il ne se sent pas coupable du suicide de celle qu'il a repoussé avec une implacable cruauté pour commencer), il se rend compte que son tableau se pare de ses tourments de l'âme (et mauvaises actions) tandis que son visage reste toujours aussi jeune et lisse et beau. Seules marques immondes sur ce visage sans faille : le rire machiavélique, le sourire carnassier le teint blafard de ce tout nouveau Dorian Gray prenant conscience de sa puissance et jouissance totales. S'adonnant à tous les plaisirs coupables, encouragés par Lord Henry, il manque plusieurs fois de se faire découvrir mais son apparence immarcescible le sauve. Mais pour combien de temps ? Car les apparences sont trompeuses... Entre des jeux de lumières intensifiant l'horreur ou l'effroi, des chansons de cabaret malfamé et un portrait toujours invisible aux spectateurs, l'intrigue de Wilde se faufile, insidieuse et effrayante, directement dans nos âmes infiniment tourmentées par ce cynisme ambiant et dérangeant. Le cœur et l'âme sont touchés. On n'en sort pas indemnes.
Des acteurs puissants et un Dorian Gray inoubliable
Il sera finalement éternel faute d'avoir conservé sa beauté... Il est vrai que nous avons été littéralement envoûtés par le jeu intense du comédien Arnaud Denis, passant avec une facilité incroyable du bellâtre sur piédestal au jeune amant fougueux et à l'homme mûr dédaigneux et pervers. Son visage, ce visage dont Wilde décrit si bien la « Beauté éternelle », parvient à se teinter de toute cette palette de sentiments et nous emporte allègrement des rives de la beauté à celle de la plus vile saleté. Sa voix aussi, profonde et comme sortant d'outre-tombe, accompagne bien ce roman sous forme de conte fantastique voire gothique, à l'aura effrayante. Son « influenceur » maléfique, Lord Henry, est joué avec une jouissance non feinte par le metteur en scène de la pièce, le très malicieux Thomas Le Douarec. À lui les véritables sentences qui font mouche, les estocades envoyées indirectement par Oscar Wilde. On l'écoute comme envoûtés par cette voix sournoisement apaisante : « Influencer quelqu'un est immoral. Parce qu'influencer quelqu'un, c'est lui voler son âme. » C'est ce qu'il parviendra à faire avec le beau Dorian Gray. Ses ronds de bras et de jambes de dandy cynique sont aussi justes que ses paroles sont corrompues. Basil, enfin, le peintre amoureux fou de son sujet, Dorian Gray, est très bien interprété par un Fabrice Scott à l'apparence robuste mais à l'attitude effacée, comme s'il subissait cette soudaine flèche empoisonnée. Ce trio - auquel Oscar Wilde lui-même aimait à s'identifier : « Basil Hallward est tel qu’il croit être, un artiste sentimental qui souffre de vivre ses passions, ses attirances, ses désirs, dans le secret ; Lord Henry est tel que le monde le croit, dandy, épicurien, hâbleur, cynique, corrupteur de jeunesse ; Dorian Gray est tel qu’il voudrait être, un idéal esthétique, un objet de désir – et d’ajouter : "Dans une autre vie peut-être" » - illustre très bien cette explication de l'auteur. Et pour les rôles de femmes bafouées (et sérieusement...), Caroline Devismes ajoute une touche moderne piquante. À voir absolument !
Claire BONNOT
"Le Portrait de Dorian Gray" de Oscar Wilde, mis en scène par Thomas Le Douarec
Jusqu'au 30 juillet au Festival OFF d'Avignon
à la Condition des Soies
13, rue de la Croix, 84000 Avignon
Tous les jours, à 18h30.
Durée : 1h45.
Reprise du 14 septembre au 31 décembre 2016
au Studio des Champs-Élysées
15, avenue Montaigne, 75008 Paris
Du mardi au samedi à 20h30. Matinée le dimanche à 16h.