"Joueurs, Mao II, Les Noms" d'après Don DeLillo par Julien Gosselin : l’origine de la violence ?

À voir si : vous avez le cœur bien accroché

Du 17 novembre au 22 décembre 2018
aux Ateliers Berthiers

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“Je pensais que l’écrivain pouvait modifier la vie intérieure de la culture. Les terroristes s’en sont emparés. Ils mènent des raids sur la conscience humaine.”

Mao II, Don DeLillo


Ambitieux, dense, explosif, le spectacle Joueurs, Mao II, Les Noms, adapté de trois romans de l’écrivain américain Don DeLillo, poursuit la quête réflexive de son jeune metteur en scène Julien Gosselin : sur le pouvoir de la littérature et la fabrication de la violence dans les sociétés humaines. Une épopée magnétique d’un peu plus de 9 heures sur les ressorts de notre monde actuel, dynamitée par une mise en scène ultra-moderne, entre théâtre, cinéma et concert électro.

Pour ceux qui n’ont jamais vu un spectacle de ce jeune metteur en scène de 31 ans - sensation du Festival d’Avignon avec son adaptation du roman Les Particules Élémentaires de Michel Houellebecq en 2013 - il ne faut s’attendre à rien de ce que vous connaissez déjà. Trois écrans quadrillent la scène, les acteurs sont filmés en direct par des caméramen, le tout secoué par une musique électro jouée en live, digne des soirées d’initiés du genre. Difficile de s’échapper de cet univers du tout média qui engage notre tête autant que notre cœur, nos oreilles autant que notre vue, nos tripes autant que nos émotions. Une manière de représenter notre monde actuel, noyé sous l’infobésité, la surmédiatisation, le flot des récits et trajectoires intimes ? Avec la première partie, Joueurs, le rythme frénétique de l’Histoire en marche s’enclenche et s’emballe : une hôtesse de l’air dévoile, avec l’urgence annonciatrice d’une menace, une sorte de casting, celui des protagonistes de l’histoire qui va suivre. Une angoisse sourde nous étreint : ne serait-on pas dans l’un des avions qui s’est écrasé sur l’une des Tours Jumelles le 11 septembre 2001 ? Rien ne nous en donnera jamais la réponse. Car Julien Gosselin ne recherche pas à représenter les faits, il cherche à représenter les « vides mystérieux » qui font l’histoire globale du monde.

Joueurs, Mao II, Les Noms” gagne son pari d’immerger le public dans une matière violente, brute et destructrice, éternellement présente et aux ressorts souvent mystérieux, invitant sans doute à une vigilance personnelle et collective.
— Apartés

Du théâtre immersif unique qui convoque tous nos sens jusqu’à nous laisser exsangues



Les accros de séries vivront ici une expérience unique : en 3 “épisodes”, joués en direct et retransmis parfois sur grand écran, un film avec des acteurs bien vivants se déroule sous nos yeux. Julien Gosselin a choisi trois romans bien distincts de Don DeLillo, racontant, selon lui, « chacun à leur manière, une histoire du terrorisme ». Le premier tableau Joueurs (roman publié en 1977) nous emmène dans les années 1980, où le World Trade Center est la cible d’un attentat, déjà. Dans un couple à la dérive, au bord de la rupture, l’homme, trader, passera de la violence sourde et subie du libéralisme à celle active d’un groupe anti-capitaliste. Le deuxième tableau Mao II (roman publié en 1991) est peut-être le plus illustratif de la recherche de Julien Gosselin sur le rapport entre violence et littérature et totalement (et bien malheureusement) actuel : « Le langage est l’arme la plus puissante du monde. Un curieux lien qui lie romanciers et terroristes. Ce que les terroristes gagnent, les romanciers le perdent. », entend-t-on sur le plateau. Les terroristes auraient-il volé la place des romanciers ? Ils produiraient des fictions bien supérieures à celles des écrivains. Le troisième tableau, Les Noms, publié en 1982, continue sur cette toute-puissance des mots, une violence, ici, archaïque. C’est en suivant les pas d’un businessman américain nomade et solitaire que l’on découvrira avec lui l’horreur d’une secte, qui tue des gens en fonction des lettres de l’alphabet. Ce qui est peut-être le plus intéressant dans cette construction déconstruite d’un spectacle non-linéaire, explosif, coup de poing, c’est de secouer l’imaginaire du spectateur, l’amener à sortir de la simple chronologie des événements; intrigue il y a mais nous ne saurons pas vraiment la résoudre, et, peut-être qu’après tout la seule réponse n’appartient qu’à nous, témoins immergés, et qu’elle est celle de notre ressenti : l’expérience de la violence. Pour cela, Julien Gosselin convoque le théâtre à grand spectacle, s’offrant l’impact du cinéma, la force sensuelle et frappante des corps sur le plateau et le soutien d’une musique prenante et angoissante.

porté par une troupe époustouflante de comédiens infatigables

Si vous pouviez lécher mon cœur. Voici le nom de la compagnie de Julien Gosselin, créée en 2009. Ces mots inspirent instantanément de multiples et très fortes sensations, rien qui ne puisse laisser de marbre. Ils sont exacts. Ses formidables comédiens viennent bien lécher nos cœurs jusqu’à nous laisser exsangues. Équipés de micros, ils parlent fort, hurlent parfois, se glissant dans les écrans pour mieux nous happer ou se dévoilant à nous, sans filets, sur les planches, inquiétants, bien présents. Jouant non-stop pendant plus de neuf heures - entrecoupées de deux intermèdes de pause mais pas pour tous les comédiens qui, pour certains, continuent à jouer - ils terminent dans une espèce de transe difficile à déchiffrer, presque lourde à regarder mais puissamment troublante.

Si 2666 (le précédent spectacle XXL de Julien Gosselin, 2016) nous avait plus happés grâce à son intrigue suivie, Joueurs, Mao II, Les Noms, malgré quelques difficultés de compréhension - mais là n’est pas la question -, gagne son pari d’immerger le public dans une matière violente, brute et destructrice, éternellement présente et aux ressorts souvent mystérieux, invitant sans doute à une vigilance personnelle et collective.

Claire Bonnot.

“Joueurs, Mao II, Les Noms” d’après Don DeLillo, mise en scène par Julien Gosselin

Aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
1 rue André Suarès

Du 17 novembre au 22 décembre 2018
À voir en trois soirs à 20h, le mardi, mercredi et jeudi
ou en intégralité les samedis et dimanches à 13h30
Durée : 9h10