par Claire Bonnot
Les Souffleurs se dévoilent enfin… Qui sont-ils ? Suivons Lili et Daphné sur ce chemin de découvertes et révélations voire d’introspections inattendues et… effrayantes.
“Que te promettaient-ils ? Des souffles magiques ? Des ressentis exquis ? Des instants d’éternité ? Ah, laisse-moi rire ! Jamais, tu m’entends, jamais, tu ne réussiras à saisir un instant de bonheur éternel. Tu le sais tout aussi bien que moi, le bonheur se fane, les sensations s’effacent et le temps passe, les êtres aimés meurent, d’autres vous oublient...”
7. La société invisible
Personne ne peut soupçonner leur présence. Ils se laissent voir uniquement des comédiens envers lesquels ils ont un devoir. Un devoir de souffleur. Mais ce n’est que la facette « sociale » de leur apparition.
Les souffleurs qui ont habité jusque-là cette histoire sont d’une autre trempe : ils se sont engagés à un devoir d’humanité.
S’il fallait les décrire, ce serait impossible puisqu’ils ne sont en aucun cas remarquables, au sens littéral du mot. Seules leur petite taille et leur souplesse, indispensables pour qu’ils puissent « caser dans un trou de souffleur », permettent d’éliminer toutes les autres corpulences. Façonnant leur âme avant tout, les souffleurs ont tendance à prendre la forme physique de ce qu’ils soufflent et de ceux auprès desquels ils soufflent. Ils soufflent donc ils sont. Mais encore faut-il avoir l’immense privilège de les voir pour ne pas douter de leur existence. Ils ne comptent pas sur ce sens humain là. Ils sont bien au-dessus de ça. Eux, ils portent la croyance, l’espoir, le souffle. Seulement à qui accueille leur souffle et autorise leur présence, ils se dévoilent. Ce sont les souffleurs, les souffleurs de théâtre, les souffleurs de mots, d’aspirations, d’inspirations et de beauté.
Cette merveilleuse entité appartient à une communauté, une société invisible qui peuple les théâtres, «La Confrérie des Souffleurs ».
Comme toute société qui se respecte, La Confrérie des Souffleurs a des règles et applique ainsi, à la lettre, le « Code du Souffleur ». Il leur rappelle à jamais leur service sur cette Terre, qu’ils exercent entre le monde réel et le nécessaire imaginaire.
Humbles âmes des théâtres, les souffleurs n’entrent ni ne sortent jamais par l’entrée des artistes. Ce n’est pas là leur territoire, uniquement réservé à ceux qui prennent la lumière, les comédiens. Leur monde est celui de l’ombre ou de la nuit, des dessous, des couloirs et des toits, tout ce qui est coins et recoins pour veiller, aider, porter ceux qui seront bientôt « inspirés » par eux. Ils habitent les profondeurs et tutoient les étoiles : lorsqu’ils transmettent le « souffle », l’inspiré passe par un ressenti intime et secret jusqu’à l’exprimer en une joie céleste.
Un souffleur doit, avant tout, savoir s’effacer devant le souffle quand il en ressent un et qu’il estime de son devoir « humain » de le transmettre. Aucun souffleur n’obéit ou n’aura à obéir à une hiérarchie établie car c’est l’urgence du souffle qui prime avant tout. La cause qu’ils servent est leur seul maître : préserver le souffle dans la société humaine.
Pour être adoubé « Souffleur » au sein de La Confrérie, il faut pouvoir et vouloir s’abandonner à cet appel, celui de la vocation de souffleur. Mais ce n’est que le premier stade – celui du ressenti et de la volonté. La deuxième étape demande de respecter des règles que voici. À ce jour, nul n’a pu en découvrir un exemplaire écrit. Peut-être que ce manuscrit n’existe pas car La Confrérie des Souffleurs protège avant tout l’oralité, l’art du théâtre, des conteurs et du partage d’un instantané pour toujours éphémère et unique.
- Devenir un souffleur demande abnégation et don de soi.
- Devenir un souffleur demande de savoir déposer une étincelle dans le cœur des spectateurs
- Devenir un souffleur empêche d’être un acteur
- Un souffleur a le rôle de faire voir, entendre et ressentir l’essentiel
- Un souffleur soutient l’infiniment petit dans l’infiniment grand
- Un souffleur doit savoir faire entendre ce qui ne s’entend pas
- Un souffleur ne quitte jamais son théâtre dût-il sombrer
- Un souffleur s’engage à transmettre les textes du théâtre
- Un souffleur s’engage à révéler les mots essentiels et beaux
- Un souffleur s’engage à tenter de faire entendre et ressentir son souffle par tous les moyens mais ne peut forcer à être entendu ou ressenti
- Un souffleur s’engage à rester humble, à privilégier l’humilité à l’ivresse des feux de la rampe.
- Un souffleur s’engage à être un passeur de beauté et de sensations inespérées
Malgré toute la beauté de cette Confrérie, il arrive qu’elle ne soit pas comprise ou qu’elle n’arrive pas à temps ou au bon moment. C’est ce qui donne à cette communauté son caractère humain et elle tient à rester humaine avec tous les aléas que cela peut entraîner. Le souffle, la flamme, l’étincelle peuvent irradier tout comme vaciller puis s’éteindre. Tel est le destin de la vie humaine. Nuls, pas même les souffleurs, ne peuvent changer cela. Leur magie est de celle que les enfants ont tous en eux. Pour perdurer, elle doit être partagée de façon à créer un pays d’humanité et d’espérance.
Il semblerait que nous ayons déjà trop parlé des Souffleurs. Ils pourraient en prendre ombrage. On en apprendra plus sur eux en suivant les pas de ceux qui ont saisi le souffle quand il fallait le saisir. Mais avant, un souffle que nous venons d’intercepter vient nous rappeler ceci : nous sommes tous appelés à être habités par le souffle et nous sommes tous appelés à devenir souffleur un jour.
Rideau.
8. La désillusion ou l’incendie
Lili était sorti chercher à manger. Il avait hésité à faire un détour par l’orphelinat mais n’avait pas osé, n’ayant donné aucune nouvelle depuis le soir de la Première où il avait emmené les petits orphelins voir Peter Pan. Il s’en voulait d’avoir déserté. Mais il sentait qu’une force intérieure le poussait sur cet autre chemin et qu’un jour, il continuerait la tâche qu’il s’était assignée auprès de ces enfants perdus, abandonnés, comme lui.
L’horloge de Big Ben sonna les douze coups de midi. Les répétitions commenceraient donc dans une heure et Daphné arriverait au même moment. Lili se réjouissait, l’esprit tout guilleret, et pourtant, il lui sembla que la cloche avait produit un son glaçant. Le garçon chassa cette pensée lugubre de sa tête, se demandant comment il pouvait osciller autant ces derniers temps entre les plus beaux et les plus effrayants sentiments. Il lui fallait retrouver Daphné. Auprès d’elle, il ne connaissait plus le sens du mot « tourments » et tout se changeait en superbe amusement.
L’agitation était vive dans les rues de Londres à cette heure. Lili eut un nouveau pincement au cœur qui avait la couleur du bonheur et de la tristesse à la fois. Il revoyait les faubourgs parisiens du 28 décembre 1897, tout vibrants de la frénésie du soir tombant, enveloppant les passants. Ce fut ce soir-là où tout bascula, d’un côté, comme de l’autre. À nouveau, Lili fit un geste d’impatience alors qu’une grimace était venue habiter son beau et doux visage.
Il n’avait plus qu’à tourner sur Royal Land Street et il serait arrivé. Un soulagement l’envahit. Son univers, sa maison, sa famille, son pays n’étaient plus très loin. Quand, soudain, il entendit une déflagration d’une telle puissance qu’il fut projeté en arrière. Abasourdi, il mit quelques minutes à se relever. Son bras le heurtait. Ses oreilles sifflaient. Mu par une intuition terrible, il tourna sur la rue et fut transpercé au cœur. Son cher théâtre partait en fumée de bas en haut. Les flammes dévoraient toute la façade dans un bruit de crépitement infernal et étaient suivies d’explosions assourdissantes.
Lili était terrassé par ce qui se passait et il assistait, impuissant, au désastre. Au fur et à mesure que le bel édifice sombrait, dévoré par un feu d’une vigueur diabolique, le garçon se recroquevillait un peu plus sur lui-même. Il ne ressentait plus rien, il n’entendait plus rien sinon un son répétitif et plaintif qui ne pouvait articuler un seul mot. S’il avait pu regarder en face le ravage, il aurait vu des serpents venimeux étrangler ce temple de la beauté, les pupilles du Capitaine Crochet se dilater puis briller, les Peaux-Rouges danser et incanter autour du feu et le crocodile, soudain inutile, recracher un réveil cassé.
Un grand fracas se fit ensuite entendre puis plus rien. Un silence que Lili n’avait jamais connu auparavant s’empara de la rue où le Théâtre Duke of York avait brûlé. Sept jours exactement après que les enfants, grâce à Peter Pan, aient accédé à l’immortalité.
Autrefois, Lili chérissait le silence, les silences. Ils étaient beaux. Ils étaient purs. Désormais, ils seraient à jamais entachés de brûlures, dépecés jusqu’à l’os, souillés. Le petit resta prostré longtemps, adossé au mur de la rue. Personne ne semblait le voir. C’est que l’agitation insouciante de la mi-journée avait laissé place à l’urgence de la catastrophe. Mais de ça, Lili était absent. Ce monde n’existait plus pour lui et il n’existait plus à ce monde.
Quand sonna le dernier carillon de midi, le papa de Daphné réussit à allumer la cheminée du salon. Le feu fut très vif, agité de flammes dansantes. Ils étaient tous trois – Papa Loveday, Maman Loveday et Daphné - bien installés autour de cet âtre vivifiant et réconfortant. Dans un silence rythmé par les pétarades du feu follet, les parents se mirent à danser, encouragés par les petits applaudissements joyeux de Daphné. Une paix totale s’était installée entre le tressaillement des flammes et le mouvement ondulant de la valse. C’était un instant suspendu de belle insouciance où la douceur d’un foyer resplendissait comme jamais.
Daphné, prête à s’assoupir, comme bercée par ce délicieux tableau, se dit alors qu’il était bon de connaître ces moments flottants où son monde réel semblait atteindre son monde imaginaire. Elle se sentait l’âme transportée de sublimes pensées. Aujourd’hui, ce serait le septième jour depuis sa rencontre avec Lili. Et ce serait un instant béni car elle avait sept ans. Elle était persuadée que ce n’était pas une coïncidence.
La sonnette de la porte d’entrée retentit. Papa et Maman Loveday restèrent interdits. Daphné ne sut trop pourquoi. Le son était le même que d’habitude, aussi étrange que celui de la grande horloge de la ville, Big Ben. Il y avait décidément toujours quelque chose qui ramenait les grandes personnes à la réalité. Daphné ne voulut pas bouger et se pelotonna dans le fauteuil. Papa Loveday baisa la main de Maman Loveday et sortit voir de quoi il s’agissait. Daphné décida qu’elle ne voulait rien savoir de cet événement tout à fait ordinaire alors qu’elle était en train de vivre l’un de ces moments extraordinaires qu’il lui avait été donné d’expérimenter ces derniers jours. Elle ferma les yeux et reprit son songe là où il en était.
Un feu follet brûlait dans une charmante maison souterraine. À la chaleur de ce foyer, elle lisait des histoires de chevet à de ravissants garçons perdus. Seul le bouillonnement de la théière se faisait entendre et les enfants l’écoutaient, captivés. Mais, au-dehors, une forte explosion brisa cette quiétude familiale. Les pauvres petits garçons vinrent se réfugier, tétanisés, autour de Daphné. En mère-courage, elle décida de sortir voir. Et c’est là qu’elle l’aperçut. Son Peter Pan à la casquette était terrifié et regardait les nuages du Pays Imaginaire brûler. Il se retourna et lui lança un regard qui lui glaça le sang. Il était vide.
Daphné reprit ses esprits. Son papa était en train de la porter et sa maman suivait, attentive.
- Papa, Maman, il faut sauver Peter, mon Peter ! Il a changé de regard, il a perdu la foi.
Et Daphné d’éclater en sanglots.
Ses parents restèrent abasourdis. Daphné avait-elle ressenti quelque chose ? Pourtant, ils ne lui avaient rien dit. Ils décidèrent qu’il valait mieux qu’elle dorme - elle était soudainement épuisée - et que ce mauvais rêve serait vite chassé. Ils ne pouvaient cependant s’empêcher d’être très inquiets pour Lili car, d’après ce que leur petite fille leur avait raconté, le garçon à la casquette vivait dans le théâtre. Et on était venu leur annoncer que l’édifice était parti en fumée.
- Ma chérie, je file au théâtre m’enquérir des nouvelles. M. Barrie en saura peut-être un peu plus sur le jeune garçon.
La maman de Daphné baisa le front de son mari et, chacun de leur côté, sans s’être concertés, commencèrent à murmurer :
- Je crois aux fées, je crois aux fées.
Le papa de Daphné se sentait terriblement meurtri. Quelle horrible tragédie. Il espérait tant qu’il n’y aurait aucune victime à déplorer.
- Mon tout petit, mon petit, ma chérie, pensa le Papa de Daphné.
Il avait très peur pour sa petite fille. Ce théâtre et ce petit garçon l’avaient transformée, bouleversée. S’ils n’existaient plus, existerait-elle encore ?
Sur les lieux, c’était un théâtre de désolation. Alors que des policiers barraient la route, des poutres noircies fumaient encore et des pans de murs en lambeaux dispersaient leurs poussières dans les airs. M. Barrie était là, avec son fidèle Terre-Neuve, Porthos. Son regard toujours chargé de bonté avait laissé place à un abattement profond. Il restait statique, comme pétrifié devant ce spectacle qu’il n’aurait certainement jamais voulu imaginer.
- Monsieur Barrie, je suis effondré. Comment allez-vous ? Y avait-il du personnel au moment de l’incendie ? Savez-vous où est le petit Lili ? Nous sommes très inquiets mon épouse, ma petite-fille et moi.
Le papa de Daphné faisait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas bousculer M. Barrie mais il savait qu’il était un homme de bien et que peu importait la bienséance lorsque des vies humaines étaient en jeu.
- Monsieur Loveday, quel bonheur de vous trouver là. Les répétitions ne devaient commencer qu’à 13 heures, personne, ni même le personnel, n’était encore au théâtre fort heureusement mais... nous n’avons trouvé aucune trace de Lili. C’est terrible, terrible. La seule chose que les policiers ont pu extraire de l’incendie, Dieu sait comment, c’est cette petite valise en osier. Je ne peux m’empêcher de serrer bien fort sa poignée, je ne sais pourquoi... comme si c’était Lili que je tenais dans ma main.
Le papa de Peter Pan se sentait impuissant face à la possible mort d’un enfant, lui qui, sept jours auparavant, avait offert à ces petits êtres, l’immortalité.
- Je suis accablé, tout comme vous M. Barrie.... mais si cette petite valise est sortie indemne de tout ça, c’est un signe, ne croyez-vous pas ? Je ne sais à qui elle appartient mais si cet objet n’a pas brûlé, je suis sûr que le petit Lili est sain et sauf. Je vous le promets. Nous croyons aux fées, nous croyons aux fées, rappelez-vous, répétez, répétez après moi...
Et M. Barrie tourna son regard perdu vers cette grande personne qui citait les fées et se dit que rien n’était fini après tout et que l’espoir existait encore.
Lili errait dans Londres depuis sûrement plusieurs heures. Plus rien ne lui importait alors il ne savait où aller. Il reprenait peu à peu ses esprits, bousculé par le bruit des sabots et réveillé par les commérages des passantes. Pourtant, tout lui faisait l’effet d’un brouhaha extrêmement bruyant mais inaudible. Il serra bien fort son foulard rouge et s’effondra. Il pleura. Longtemps, très longtemps. Quand il se réveilla, il était allongé dans un parc et sous un arbre, entre plusieurs fourrés. L’air était froid et la Lune étincelait dans le ciel. Il faisait nuit. Pendant quelques minutes, il se laissa aller à la douceur de ce rayon de lune qui le caressait mais, en un instant, ses tourments lui revinrent en mémoire et la Lune disparut tout à fait. Le ciel ne fut plus que noir et se chargea de nuages bas et lourds. Il plut. Il plut si fortement que Lili n’eut que le loisir de grimper dans l’arbre et, ayant trouvé un renfoncement accueillant, accablé, il s’endormit de nouveau.
Le jeune garçon venait de vivre un traumatisme sans égal. Le théâtre n’était plus. Ce théâtre auquel il avait accordé le peu d’espoir qui lui restait, avait disparu. Pendant sept belles années, il avait eu la chance de trouver une famille, Firmin et le théâtre ambulant. Puis, à cette grâce que lui avait fait la vie, un autre bonheur arriva s’associant pourtant à la plus intense des douleurs qui soit. Il connut le souffle et il perdit le souffle. Cyrano de Bergerac entra dans sa vie et Firmin en sortit.
Encore enfant, il conserva ce souffle dans sa valise qui l’accompagna chaque jour qui passait mais le théâtre ne pouvait plus le faire exister. En tout cas, il s’y refusait. Il décida de panser ses plaies et chercha à renouer avec ses origines en s’occupant de petits orphelins. Comme la France lui avait offert son plus grand coup de foudre puis arraché la plus grande partie de son cœur, il embarqua pour l’Angleterre, ce pays qui aimait tendrement, lui aussi, le théâtre. Lorsqu’on lui donna pour mission d’escorter au théâtre les Lost Boys de l’orphelinat où il était allé frapper à la porte en arrivant à Londres, Lili hésita. Et puis, il pensa à Firmin. Et il sut que c’était bien. Ce soir de Première de Peter Pan, il eut à nouveau sept ans. Toutes les sensations qu’il avait eues pour Cyrano refirent leur apparition. Le souffle était revenu. La trappe était à nouveau là. Et il avait rencontré une drôle de petite fée, une certaine Daphné. Il avait alors rêvé d’un second souffle mais, ce matin, le rêve s’était brisé. Il n’était plus sa réalité. Il avait quatorze ans, il n’était plus un enfant, il aurait dû le prévoir. La magie avait laissé place à l’incendie, l’espoir au désespoir, le rêve à la réalité. Une tempête avait pris naissance dans le cœur de Lili et serait plus terrible encore à son réveil.
Les souffleurs ! Où étaient les souffleurs ?
Lili venait d’ouvrir les yeux. De grosses gouttes lui tombaient dessus par intermittence. Mais oui, il était dans un arbre. Et il pleuvait, forcément. Satané temps de chien londonien ! Le théâtre avait brûlé. La mémoire lui revint. Le théâtre... Lili sentit sa gorge se nouer. Et les souffleurs ? La panique lui serra maintenant nettement la gorge. Il desserra son foulard rouge. Personne d’autre que Daphné et lui ne connaissait leur véritable existence. Lili ne savait pas s’ils se réunissaient ailleurs que dans les dessous et sur les toits du Duke of York’s Theatre. S’ils n’avaient pas d’autre lieu d’habitation, c’était une catastrophe, une tragédie. Il n’y aurait plus de rondes au clair de lune, plus de serment de souffle dans les décors. Il n’y aurait plus de souffle... Y aurait-il encore un souffle ? Lili sanglota en hoquetant. Il tomba de l’arbre. Il se sentait lourd, si lourd. Il poussa sur ses bras pour se lever mais sans succès. Il s’effondra à nouveau, s’étalant de tout son long dans l’herbe givrée du matin. De loin, on aurait pu croire que ce jeune garçon au visage pur dormait paisiblement parmi la nature éveillée. Mais il avait une douleur vive au côté gauche.
C’était donc ça la fin de l’enfance. Tomber de haut. Ne plus toucher le ciel mais manger la terre. Nous veillons à ce que les fées ne meurent pas avait dit un souffleur, se rappela Lili. Mais s’ils étaient tous morts, qui veilleraient sur les fées désormais ? Et sans fées, plus d’espoir. « Mais à quoi bon ? Le théâtre était mort, le spectacle effacé, Peter Pan rayé de la carte, toutes mes sensations ridicules », pensa Lili qui perdait doucement la foi.
Pourquoi tout ce que la vie lui offrait, la vie le lui reprenait ? Lili haït soudain les mots, les faiseurs de mots et tout ce qui se rapportait aux histoires. On n’a pas le droit de raconter des histoires aux enfants. Ils ne sont pas armés pour en affronter la réalité. Son cauchemar ne faisait que commencer.
Monsieur Loveday était rentré chez lui en courant. Sa petite fille ne devait rien savoir avant que Lili ait été retrouvé. Mais si jamais cela prenait trop de temps, ils devraient, eux ses parents, l’avertir et veiller à ce qu’elle ne l’apprenne pas par un tiers. Ils sauraient dire les mots qu’il faut. Pour l’instant, le silence était la meilleure solution. Puis, il faudrait préparer l’enfant à recevoir l’affreuse nouvelle et cela demandait du tact et de l’amour, beaucoup d’amour.
- Papa, Papa ! Où étais-tu passé ? Maman n’a rien voulu me dire et Rose m’a dit que je ne sortirai pas aujourd’hui. Que se passe- t-il ? Les répétitions ont déjà commencé. Je manque à mon rendez- vous et j’ai fait un serm...
Daphné s’arrêta instantanément. Personne ne devait connaître son serment de souffle indéfectible. C’était un secret entre sa famille de cœur et elle. Daphné se sentit soudain envahie d’une force immense.
- Mon petit, mon tout petit, aujourd’hui M. Barrie a été dans l’obligation de stopper les répétitions car M. du Maurier est souffrant. Le théâtre n’a même pas été ouvert ce matin et la représentation de ce soir est annulée. Mais nous allons en profiter pour nous réchauffer autour du feu en famille, chanter des chansons, lire des histoires et... se coucher plus tôt.
Son papa lui cachait quelque chose, Daphné le sut immédiatement mais comme elle était une petite fille très bien élevée et qu’elle aimait beaucoup son papa, elle décida de ne rien demander de plus. C’était sûrement pour son bien qu’il ne lui disait pas tout. Sa maman eut l’air de soupirer d’une drôle de manière, comme si elle s’était libérée d’un énorme poids. Rose, de son côté, paraissait bien trop enjouée pour que Daphné croie que tout allait bien dans cette maison.
La pluie commençait à tomber à grosses gouttes, Papa et Maman Loveday en profitèrent pour ajouter que c’était « le temps parfait » pour prendre le thé. Les Anglais boivent toujours du thé dans les moments de crise, c’est bien connu. Daphné était définitivement inquiète.
- Je reviens pour le thé, lança-t-elle en montant l’escalier.
Il y avait un endroit qui reliait Daphné à ses peurs les plus terribles et qui l’apaisait en même temps par sa mélancolie. C’était le petit grenier à la jolie persienne qui donnait sur les toits de la ville. Elle y observait le ciel à la nuit pour s’entraîner à contempler frontalement cette noirceur insondable sans baisser les yeux. Cet après-midi, la pluie s’écrasait sur la fenêtre en de petits filaments évanescents et les toits ruisselaient. Elle se laissa aller à ses pensées et ouvrit le contenu de son cœur au ciel tourmenté qu’elle contemplait.
Quoi de plus beau qu’un cœur de petite fille ? Ce muscle qui bat si fort parfois, et qui sait garder ce doux secret du tressaillement de l’âme.
Daphné se sentait appelée vers des contrées incroyables où la Beauté a fait son nid. Cet endroit, elle le sentait, ne ressemblerait qu’à elle. Elle commençait tout juste à le créer. C’était son Pays Imaginaire. Il avait surgi, neuf et pur, après la représentation de Peter Pan. Elle le portait en elle depuis toujours mais il avait bien voulu faire son apparition ce soir-là. Lili en fut le commencement et le chamboulement. Il était le garçon merveilleux, celui qu’elle avait toujours voulu être, celui contre qui elle se battait à l’épée et celui auquel elle voulait ressembler. Il était son miroir, son alter ego, celui qu’elle aimerait.
La toiture, juste au-dessus de Daphné, craqua. La petite fille entendit des pas... et de lourdes glissades. Elle se releva, aux aguets. Quelqu’un venait de sauter sur le toit de la maison voisine, toute proche. Les souffleurs. C’était eux. Trempés jusqu’aux os, ils marchaient sur le toit des Banks, leurs voisins. Quelle folie par un temps pareil !
Daphné, dans sa spontanéité d’enfant, ouvrit la fenêtre pour leur crier de la rejoindre :
- Les souffleurs, les souffleurs, venez vite par ici, je peux vous cacher sous les toits. Il y fait toujours noir, vous serez à l’abri de la lumière que vous fuyez et vous serez protégés.
Les toits londoniens, on le sait bien, sont faits pour que les héros de romans puissent se mouvoir autrement que dans les rues. Ce serait sinon d’un banal.
L’équipée du théâtre arriva à Daphné non sans mal. La cape de l’un s’était accrochée à une cheminée, les feuilles de l’autre le faisaient glisser et la chemise de nuit de l’une la rendait bien peu présentable. La souffleuse à la peau diaphane et le souffleur à la moustache fine se donnaient la main et gardèrent, pendant le périple, un parfait équilibre. Une ombre qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de Peter Pan les suivait.
- Que faites-vous ici ? Je croyais que vous ne quittiez jamais votre théâtre ?
- Mademoiselle Daphné, il est arrivé un grand malheur. Le théâtre a brulé cet après-midi et Lili est introuvable.
C’était le souffleur au grand nez qui avait parlé. Sa voix d’une grande bonté n’avait pas pu atténuer le choc que ses paroles produisirent sur Daphné.
Daphné sut désormais que des mots pouvaient ouvrir le cœur en deux. Daphné comprit que même un souffleur bien intentionné peut faire du mal. Elle s’évanouit.
9. À la recherche du souffle perdu
- Je pouvais les entendre, je pouvais les sentir, je pouvais les voir quand j’étais jeune et pur.
- De quoi parlez-vous, cher Lili ?
- Je parle d’une tragédie. C’est fini...
- Très cher enfant, remettez-vous, là, c’est fini
- Je ne pleure pas. Un homme ne pleure pas. Mais justement, c’est qu’en devenant homme, je suis devenu insensible à tout, à tout...
- Écoute mon petit, explique-moi, je suis tout ouïe, je suis tout à toi, je ne comprends pas
- Je suis devenu insensible à la beauté, à l’infiniment petit dans l’infiniment grand, à l’âme des mots, au souffle...
- La beauté ? Mais elle est là sous tes yeux – as-tu vu ces boucles ébènes et ces yeux au regard bleu myosotis ; L’infiniment petit dans l’infiniment grand, mais c’est le Jolly Roger ondoyant sur les mers ; l’âââme des mots, ne suis-je pas le meilleur représentant du bon ton ? Et le souffle, ah, le souffle, c’est celui du vent que chaque jour j’ai dans mes voiles ! Que demander de plus, Lili ? Chic, non ?
Lili parlait à Crochet. Ce dernier semblait l’avoir recueilli dans la cabine de son bateau pirate et l’emmenait, toutes voiles dehors, vers un Pays qui n’était pas le Pays Imaginaire. Lili ne montrait aucune résistance particulière et se confiait à lui comme il l’aurait fait auprès de sa valise ou de Firmin, le temps où Firmin était encore là et où sa valise n’était pas partie en fumée dans l’incendie du théâtre...
- Alors je n’aurais rien perdu ? Croyez-vous que j’ai encore le souffle en moi, monsieur ? Je me sens... différent, moins fort, moins enjoué, moins émerveillé, moins enfant...
- Aaaah, enfant que tu es, adulte que tu deviens ! Sais-tu que j’ai ressenti exactement la même chose que toi ? Nous passons tous par là.
- Sauf votre respect, monsieur, je n’avais jamais pensé que vous aviez connu le souffle, la beauté, l’innocence, l’insouciance... Alors, vous aussi ?
- C’est gentil tout plein ce que tu me dis là mais moi aussi j’ai souffert, mon garçon. Je ne suis pas un Dieu des mers insensible. Oui, j’ai été et je suis un Pirate mais je suis avant tout un être humain. Et tous les êtres humains pleurent, rient, espèrent et... meurent.
- Excusez-moi, monsieur Crochet. Vous avez bien sûr une part d’humanité en vous. Que serait le Pays Imaginaire, Peter Pan ou les Enfants Perdus sinon ? Mais n’en êtes-vous pas la part sombre ?
- Cher petit d’homme, la vie n’est pas si tranchée, tu sais. Il n’y a pas les enfants et les adultes d’un côté, les gentils et les méchants de l’autre. Tu es un tout, je suis un tout. Nous nous ressemblons plus que tu ne le penses.
- Oui, j’ai de mauvaises pensées depuis que le théâtre a brûlé.
- Lesquelles ? Confie-toi à Papa Crochet, rajouta-t-il d’un ton mielleux. Je suis un expert en la matière, Ah, Ah, Ah ! Pardonne-moi, je m’emballe, je t’écoute, je suis tout ouïe, je suis tout à toi.
Avant de répondre, Lili sortit de son engourdissement et regarda les choses plus précisément. Le Capitaine Crochet de son cauchemar avait la moustache fine, le sourire carnassier d’un égorgeur de grand chemin, les manières d’un élégant avec afféterie, et un esprit qu’il semblait avoir ravi aux grands érudits. À coups de grands moulinets de bras, de phalanges dépliées jusqu’à leur plus extrême laxité pour faire cliqueter ses bagues au tintinnabulement infernal, et de sourires grimaçants aussi effroyables que pitoyables, il avait fière allure car sa misère était belle. Irrésistible et intrigant, il hantait le jeune garçon en proie aux doutes que Lili était parce qu’il portait en lui cette lueur d’enfance aimée et qui lui échappait, habilement dissimulée sous un rire démoniaque. Il rejoignait enfin le genre humain. Son travestissement effrayant ne faisait plus effet sinon pour les cœurs cadenassés. Pour Lili, il avait cessé d’être un cauchemar, l’illustration de tout ce qu’il refusait et le vilain pirate le savait. Il s’en servait pour mieux l’attirer dans ses filets.
- Je crois que vous m’êtes apparu parce que j’ai eu ces mauvaises pensées. Je crois bien avoir dit que je haïssais le théâtre, ses mots et les histoires que l’on raconte aux enfants... Mais est-ce que si je retrouve de bonnes, de merveilleuses pensées, je pourrais convoquer le souffle à nouveau ? C’est impossible, ils sont tous morts. Les souffleurs, Firmin...
Lili continuait sans même considérer qu’il était l’invité de Crochet.
- Il y a bien Miss Daphné mais c’est une enfant, elle n’a que sept ans, elle ne pourra pas comprendre mon revirement, mes doutes, mes ténèbres. Je croyais que nous nous comprenions mais c’est fini, ça aussi...
Il ne pouvait s’arrêter de se parler à lui-même :
- Je suis seul, tout seul. Rien ne sert d’avoir le souffle car il est fait pour être partagé. J’ai été abandonné, puis orphelin une deuxième fois et rayé de la carte par l’incendie. Personne n’est venu à ma recherche. Peut-être ne suis-je plus qu’un débris fumant pour certains...
Il continua son monologue, mettant dans la balance sa bonne et sa mauvaise conscience. Crochet boudait dans un coin de sa cabine. Il aurait aimé jouer, continuer à être le mauvais génie de ce petit. C’était vraiment pas juste, les enfants de nos jours ne croyaient plus ni aux fées, ni aux méchants. Il relança tout de même son petit jeu :
- Tu n’es plus seul, mon enfant, moi, je suis là à tes côtés à t’écouter. Oui tu as été abandonné et lâchement ! Pourquoi personne n’est venu te chercher, te sauver de tes tourments ?
Le Pirate sanguinaire tentait de cacher coûte que coûte sous un ton doucereux, la rougeur soudaine de ses pupilles enflammées de haine.
- Dans ce monde et dans tous les autres, tu ne pourras que compter sur toi-même sauf, bien sûûûûr, susurrait-il à outrance, quand ceux qui sont faits pour toi viennent à ton secours à temps. Moi, je suis venu car tu m’as appelé dans ton sommeil agité. Je n’ai pas hésité.
Lili reprenait soudain sa pleine conscience. Il tutoyait Crochet désormais. Il n’y avait plus de vouvoiement qui tienne. Il avait compris son petit jeu. Le diable dit toujours à moitié la vérité pour mieux s’immiscer dans les brèches béantes de vos doutes.
- Je t’ai appelé ? Comment ? Lorsque j’étais désespéré et que j’ai haï toutes les belles choses que je venais de perdre ? Alors, tu es vraiment le Mal. Tu es venu te repaître de mon mal et tu crois que je vais te laisser faire ? En garde, si tu es un homme.
Lili fonça sur une épée qui se trouvait dans la réserve personnelle du Capitaine Crochet mais le Pirate n’avait pas fini de triturer la plaie ouverte du garçon. Et les mots étaient son arme préférée :
- Tu n’as pas appelé que moi, Ah, Ah ! Tu les as invoqués eux aussi, tes amis les souffleurs ! Sont-ils venus ? T’ont-ils mis en sécurité ? Noooooon.
Ce « non » fut le plus terrible que Lili entendit de toute sa vie. Il n’en avait jamais vraiment entendu. Firmin lui avait appris la beauté du « oui » et l’importance des explications, des mots. Le « non » tout court n’existait pas dans le monde de Firmin.
- Que te promettaient-ils ? Des souffles magiques ? Des ressentis exquis ? Des instants d’éternité ? Ah, laisse-moi rire ! Jamais, tu m’entends, jamais, tu ne réussiras à saisir un instant de bonheur éternel. Tu le sais tout aussi bien que moi, le bonheur se fane, les sensations s’effacent et le temps passe, les êtres aimés meurent, d’autres vous oublient...
Le Capitaine Crochet était sorti de ses gonds. Il était fulminant. Ses yeux lançaient des éclairs et une tempête s’était levée au-dehors faisant dangereusement tanguer le bateau, plus épave que fringant vaisseau de pirate.
- Crois-tu tout ce que l’on te raconte ? Ce que je te raconte ? Ah, Ah, Ah, bien sûr qu’il faut choisir, c’est ça le monde des adultes et tu n’y pourras rien changer. Tu n’es pas Peter Pan, tu grandis, tu cogites, tu doutes et le temps, le temps, le temps fait son Tic Tac infernal et tu dois avancer, toujours...
Et il marqua un temps d’arrêt. L’horrible Crochet ouvrit sa grande et belle bouche dans un rictus immonde. Il exultait :
- ... Donc, choisir. Alors, choisis !
Lili vit qu’il avait chaud et froid en même temps et que son cœur battait la chamade. Le vent s’engouffra dans la cabine par une fenêtre qui venait de s’ouvrir sous l’effet de la tempête. N’était-ce pas toutes les caractéristiques d’un souffle ?
Lili se réveilla. Il était dans Royal Land Street. Comment était-ce possible ? Il se rappelait d’un arbre, d’avoir eu très froid... Il avait dû être accaparé par ses horribles pensées et marcher, marcher.
Il tourna sur la rue et s’effondra à genoux. Le théâtre, son cher théâtre, n’était plus que débris et poussières. Ce n’était pas un cauchemar. C’était le monde réel. Ah ! Quelle épée acérée venait de lui transpercer le cœur.
- Mon garçon, mon garçon ! Qu’avez-vous ? Très cher enfant, remettez-vous, là, c’est fini,
Cette voix. Quelqu’un le soutenait et l’aidait à se relever. C’était M. du Maurier, l’interprète du Capitaine Crochet.
Claire Bonnot
To be continued…
*J’ai pris la liberté de mêler aux aventures de mes petits héros, Lili et Daphné, l’œuvre majeure de James Matthew Barrie, Peter Pan, dont de larges extraits sont cités, d’après le roman de 1911 tiré de la pièce jouée en 1904.