La vie est (tragiquement) belle
Un mur aux papiers peints surannés et arrachés abrite un bien drôle de bureau. Il est celui de Monsieur Dézert, cet anti-héros d’un unique roman sur « rien », signé de Jean de La Ville de Mirmont, jeune poète mort au champ d’honneur en 1914-1918. Plutôt que d’adapter directement cette fable désenchantée d’un monsieur Tout-le-monde résigné à la vacuité de sa vie qui n’a d’autre ambition que de profiter de ses dimanches, Lionel Dray a imaginé une audition pour la réalisation du roman sur grand écran. Plusieurs petits cailloux posés sur le fameux bureau - évocation de l’emploi routinier de Monsieur Dézert - figurent les différents candidats joués par le comédien. Il sera question d’un certain Jean-Luc Godard, de psychopompe à tête de renard, d’apocalypse (mot à chercher dans le dictionnaire pour un des spectateurs qui voudra bien se porter volontaire) et de digressions délirantes, hilarantes et bouleversantes sur la vie. Au travers de cet univers loufoque et philosophe - un débat est lancé sur les spinozistes et les hégéliens -, Lionel Dray donne à voir les vacheries et la poésie du quotidien avec des touts petits riens, merveilleusement fabriqués avec de grandes idées. Cette scène du restaurant - rituel du dimanche du Monsieur Dézert de Mirmont - rappelle un Charlie Chaplin mangeant avec délectation sa chaussure et maniant ses petits pains dans La Ruée vers l’Or, les couverts s’activant ici sur une musique classique soudain enfiévrée jusqu’à la note - macabre - finale où le « malheureux » s’ouvre les veines - le mur était déjà taché de rouge à cet effet. Du grand art de clown triste. Chaque scène orchestre avec beaucoup d’intelligence ces « petites morts de la vie quotidienne » et font rire autant que pleurer. Une grande beauté ressort de ce spectacle apparemment fait de bric et de broc (une merveille de scénographie par Jean-Baptiste Bellon) : que l’on aime l’interlude publicitaire sans transition ou ce film muet joué en direct avec ce clown fardé de blanc au visage déformé par un fil.
Qui gagne à la fin ? Nul ne le saura; seul indice : le seau d’eau sur lequel est inscrit « Ci-gît l’âme de Monsieur Dézert » sera vidé sur les pavés à l’extérieur de la salle… Une fin terrible et banale, évocation tragi-comique d’une vie inutile, métaphore des grandes questions existentielles de tout être humain.
Un bouleversant jeu de funambulisme
Pour son premier seul-en-scène (écrit, mis en scène et interprété), l’artiste habitué aux projets atypiques et poétiques prolonge l’expérience fascinante de la connivence avec le public, cherchant à capter les émotions du moment dans des apostrophes de toutes sortes. Ce soir-là, la grève des transports ponctue le début du spectacle de plusieurs arrivées en décalé et Lionel Dray d’accueillir tout ce beau monde de son accent chantant et un naturel irrésistiblement drôle, le tout saupoudré d’une petite dose de fatalisme propre à ce cher Monsieur Dézert. Avec une grande élégance et cette pudeur bouleversante propre aux clowns, Lionel Dray porte à merveille le masque ambivalent du poète lunaire incapable de vivre dans ce monde. Le paraphrasant, nous dirons qu’il nous « remue la tripaille »…
Claire Bonnot
"Les Dimanches de Monsieur Dézert" par Lionel Dray librement inspiré du roman de Jean de la Ville de Mirmont, Festival d’Automne à Paris
Au Théâtre de l’Aquarium
La Cartoucherie
Route du Champ de manœuvre
75012 Paris
Durée estimée : 1h10