"Premier amour" de Samuel Beckett par Sami Frey : en attendant…

À voir si : vous avez le cœur tourmenté

au Théâtre de l’Atelier
du 29 janvier au 3 mars 2019

© Hélène Bamberger

© Hélène Bamberger


"Le tort qu'on a, c'est d'adresser la parole aux gens"

Premier Amour, Samuel Beckett


Le grand et beau comédien qu’est Sami Frey revient, dix ans après, sur ce Premier amour de Beckett qu’il avait déjà interprété à l’Atelier. Ce monologue d’un homme vivant dans un presque total dénuement - que l’on ne sait à l’orée de la mort ou perdant simplement la mémoire - est d’une force vive impressionnante via la langue féroce et poétique de Samuel Beckett et la grâce charismatique et généreuse de Sami Frey. Un spectacle d’une rare intensité, extrêmement magnétique !

Dans le si bel écrin qu’est le Théâtre de l’Atelier, niché tel un bijou précieux sur une jolie place montmartroise, deux bancs rustiques occupent le devant de la scène; elle paraît comme emmurée par une porte blindée, que l’on croirait prison ou cale de bateau, peut-être pour signifier la fin de quelque chose et le voyage vers une autre destination. Et soudain, le voici, le ténébreux Sami Frey de la Nouvelle Vague, superbe octogénaire, qui ouvre cette porte puis la claque et s’assoit sur cette assise que l’on sent inconfortable. Il a toujours ses beaux cheveux fous, ses yeux sont habités d’une étincelle pénétrante et il porte avec une élégance infinie un imperméable pourtant défraîchi, une besace informe lui ceignant la poitrine. À la manière de ces êtres “invisibles” ou âgés que l’on est trop habitués à ne pas entendre ou ne pas écouter, cet homme qui nous fait face va dérouler un long monologue construit (et déconstruit), volontiers cruel ou cru, infiniment drôle et poignant…

Cette pièce offre une interprétation magistrale, délivrée corps et âme.
— Apartés

Un texte d’une puissance dévastatrice témoignant de la poésie de toute vie



« J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. » La nouvelle de Samuel Beckett a été écrite en 1946 et préfigurait déjà son théâtre de l’absurde et ses clochards célestes. Sami Frey a adapté cette histoire d’un jeune et premier amour en monologue pour un vieillard en repensant aux dernières années de la vie de Beckett, logé seul dans une chambre d’une maison de retraite médicalisée, « Le tiers-temps ». L’homme raconte avoir été chassé de chez lui à la mort de son père. Il erre ensuite sans but précis sauf celui de venir s’installer sur un banc chaque nuit. Mais bientôt, il ressent une présence, celle d’une femme, qui ne le laissera plus à sa tranquille solitude. Il se sent alors rongé par un sentiment nouveau, qu’il décrit comme désagréable et désirable à la fois : l’amour, cet « affreux amour ». Cela se peut-il, se demande-t-il ?
Celui qui préfère les morts aux vivants dont l’odeur est « combien préférable » dévoilera et connaîtra un amour bien éloigné du romanesque se demandant même si l’objet de son amour a une certaine beauté, ajoutant qu’elle « louchait ». Cet être profondément solitaire - et égoïste ? Il s’enfuit lorsque la femme accouche de leur enfant - dévoile une palette plus complexe de sentiments, soigneusement cachés sous un humour cruel voire inhumain. Mais quelle poésie se dégage de cette vie décortiquée au plus cru, quelle tendresse émane de cet homme revenant sur ses souvenirs avec quelques regrets comme ces cris de nouveau-né qu’il entend inlassablement depuis sa fuite et que seul, peut-être, d’autres amours auraient pu effacer… Ce vagabond semble destiné - condamné ? - à errer dans ce couloir du temps, ce Purgatoire, ici symbolisé par cette alarme stridente qui, lorsqu’elle retentit, fige l’homme dans une attitude d’attente. Il attend…

incarné en majesté par Sami Frey

Ne serait-ce pas là un vieil homme un peu fou divaguant sur ses jeunes années avec la fragilité de son âge mais toute la fougue d’un esprit vif au sens de l’humour dévastateur ? C’est un peu ce que l’on se dit en voyant le personnage joué par Sami Frey, paisible - oscillant entre l’indifférence et la tentative de nouer un contact -, profiter de la quiétude de ce banc pour raconter cette vie typiquement beckettienne, entre grandeur et misère, poésie et trivialité, grand amour et grande solitude. Son phrasé délié et élégant, sa voix profonde et caressante, son regard doux et pénétrant : Sami Frey fait corps avec les mots de Beckett, il leur donne une force de vie exceptionnelle. Ce qui est incroyable c’est à quel point cette langue beckettienne, pourtant existentielle voire angoissante, embarque dans des espaces de liberté totale. Nous nous sommes imaginés ce ciel étoilé au-dessus de cette bâtisse entourée de nature, nous nous sommes échappés nous aussi sur ce banc où le temps s’écoule nonchalamment et avec, pourtant, beaucoup de tourments…
La métamorphose instantanée de Sami Frey lors des saluts, passant du personnage à l’acteur et l’homme qu’il est, est impressionnante : cette pièce offre une interprétation magistrale, délivrée corps et âme.

Claire Bonnot

“Premier Amour” de Samuel Beckett par Sami Frey

Du 29 janvier au 3 mars 2019
au Théâtre de l’Atelier
1, Place Charles Dullin, 75018 Paris

à 19 h du mardi au samedi et à 11 h le dimanche
Durée: 1h20