Dans une envoûtante épopée initiatique au ferment poétique, l’auteur et metteur en scène Simon Falguières s’interroge sur l’acte de création au cœur du monde réel. « Les Étoiles » est une merveilleuse fable qui porte en elle la force et l’émotion des grands récits intemporels…
Sur le plateau, c’est comme s’il faisait nuit. Une de ces belles nuits au bleu lumineux où les étoiles viennent briller, une à une, dessinant une échappatoire à cet insondable noir. Il y a là une imposante bâtisse en bois et un jeune homme s’avance. De sa douce voix qui semble résonner dans cette quiétude d’avant-tempête, on le pressent, il vient nous conter son histoire… Celle d’un « poète qu’un jour a perdu les mots »…
Le sommeil métaphysique d’un garçon qui ne voulait pas grandir
« Tous les enfants grandissent, sauf un » écrivait James Matthew Barrie en 1904 pour son éternel Peter Pan. « Comme tous les contes, ici, il commence par la mort de la mère. La mort de ma mère », écrit Simon Falguières pour son jeune Ezra. Dévasté par un chagrin qui lui ôte les mots de la bouche, bouleversé par une nature qui devient soudain hostile comme une apocalypse - « Tout m’abandonne ! Tout ! Aujourd’hui, le ciel ! Ce soir, les étoiles ! Demain, le vol des abeilles en traces d’infini ! Et le jour d’après ? Toutes les peines m’abandonneront. Et le jour d’après ? Toutes les joies… » - cet être sensible ne trouvera que le réconfort de sa chambre aux réminiscences de l’enfance pour éviter de subir l’impossible et l’impensable perte. Il fera revivre sa mère par ses pensées qu’il convoque et qu’il matérialise. Et il partira vers les étoiles, guidés par ses marionnettes de papier, vers un Pays imaginaire qui est la somme de tout, de sa vie et de toutes les vies. « Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté, quand on dort ? » demande-t-il, enfant, à sa mère. « Quand on dort, de l’autre côté, il y a tout… (…) Absolument tout ! Le déluge et les grandes tempêtes (…) Toutes tes peines. Toutes tes joies. Toutes mes peines aussi… Toutes mes joies et celles de ton père, et celles de l’oncle Jean (…) Les baisers que l’on se donne d’un coup d’œil à travers un grillage dans un pays lointain. Tous les textes immémoriaux (…) ». Il fera l’expérience d’une aventure de l’âme qui se débat entre les rives de l’enfance et celle de l’âge adulte. Sur ce radeau d’aventurier qui est son lit, il parcourt les âges en songe et passe des sortes de rites initiatiques - il verra sa mère enfant, il butera sur son cercueil - comme pour s’inscrire dans son histoire et s’incarner enfin, choisir de vivre, choisir de se réveiller... « Tu as encore à faire. Beaucoup de gens t’attendent dans le couloir d’un vie. Reviens sur le radeau », lui dira l’un de ses dieux mythologiques de papier. Car, de l’autre côté du sommeil, là où les êtres sont éveillés à eux-mêmes, la vie s’écoule. De l’autre côté de la porte de sa chambre d’enfant, sa vie d’adulte suit son cours. Sarah, son amoureuse, attend le fruit de leur amour, Pierre, son père, veille sur son garçon parti et son futur petit-enfant à venir, l’Oncle Jean, le frère de Zocha, la mère d’Ezra, cimente le tout, lui, l’enfant éternel, le colosse au cœur pur et aux pieds ancrés dans cette vie qu’il ressent de tout son être mais dont il ne connaît pas les réponses. Ezra, lui, cherche les réponses.
Simon Falguières, jeune trentenaire, fait jaillir de sa puissante écriture et de sa vibrante mise en scène, toujours peuplée de marionnettes et œuvres artistiques qui fondent son univers créatif, une œuvre d’une richesse infinie pour l’âme, la pensée et le cœur. Aux échos et résonances multiples - on y voit les contes initiatiques, les épreuves de l’Ancien Testament, l’enseignement des mythes et légendes, les histoires intemporelles de familles, La Mouette de Tchekhov, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman… - ce texte a la force des grands récits fondateurs ou des œuvres intemporelles qui s’inscriraient dans l’histoire de l’humanité avec, ici, en symboles de l’amour, de la pureté, de la vieillesse, de la maternité, de la figure du poète, Sarah, l’Oncle Jean, Pierre, Zocha et Ezra. À l’image du chef-d’œuvre tchekhovien de La Mouette - grand oiseau inquisiteur ou bienveillant qui trône sur le plateau, d’une cage à son squelette, jusqu’à son envol final vers les étoiles - l’univers de Simon Falguières interroge les choix de vie à l’aune de la vie artistique et de la vie simple, matérielle, en chacun de ses personnages. Délicatesse, pudeur, finesse, justesse, beauté, drame, étrangeté, cocasserie, folie. Tout. Tout y est. On s’esclaffe, on s’émotionne, on frissonne, on s’envole. Dans cette épopée initiatique et échappée poétique à l’image des « Douze Travaux » d’Hercule ou d’un conte de fée initiatique - Ezra pourrait être une Belle au bois dormant au masculin - le jeune auteur, metteur en scène et chef de troupe interroge notre propre réalité - et on y est pleinement actuellement, comment y faire face et comment s’y épanouir ? Un voyage vers soi qui n’occulte pas les épreuves et la souffrance mais éclaire le bonheur d’une teinte nouvelle…
Une famille de théâtre, symbole des temps de la vie
Sept acteurs pour treize personnages investissent le pays imaginaire de Simon Falguières. Ils le portent à merveille étant ses compagnons de route depuis un certain temps, tout au long de l’aventure de la Compagnie Le K, créée en 2009. Le père, Pierre, est formidablement joué par John Arnold, avec une pudeur infinie. La mère, Zocha, est une imprévisible Agnès Sourdillon telle une fée, interprétant si bien la force maternelle, la fibre féminine, qui a connu l’aventure de l’esprit et celle de la vie. L’oncle, L’Oncle Jean, est une merveille de douceur et de pureté, le poète absolu, l’enfant éternel dans un corps d’adulte et qui, pourtant, comprend tout - « Moi, je suis celui à qui on ne pose pas les questions parce que j’ai pas les réponses » - superbe Stanislas Perrin, aussi enfantin que viril, et terriblement émouvant, qui connaîtra l’amour dans une scène à la délicatesse suprême avec la rayonnante « responsable des funérailles » et actrice Mathilde Charbonneaux. Le symbole de l’amour, en la personne de Sarah, qui donnera l’enfant à Ezra, est une très juste et douce Pia Lagrange, toujours présente, toujours patiente, tissant le lien entre l’Ezra enfant et l’Ezra adulte. Personnages clés des rites de passage d’Ezra, les hilarants dieux mythologiques de papier, Kowagountata Papo et Dionysos, géniales Agnès Sourdillon et Mathilde Charbonneaux, et l’énigmatique Ingmar Bergman, joué par Simon Falguières, dosent aisément l’émotion en jouant sur la farce, hilarante, et parfaitement amenée. Charlie Fabert, enfin, image même du poète mélancolique, est un Ezra très émouvant, à la fragilité si humaine… Ils représentent, chacun à leur façon, une étape de la vie d’Ezra. Le cinéaste Bergman ne lui dira-t-il pas : « Il faut se séparer des outils de l’enfance si l’on veut avancer » ?
Claire Bonnot
« Les Étoiles » écrit et mis en scène par Simon Falguières,
Durée : 2h15
La Compagnie Le K
Le texte Les Étoiles de Simon Falguières est paru le 4 novembre 2020 aux éditions Actes Sud-Papier