Du 15 septembre au 21 octobre 2018 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
“Il avait déjà fait l’expérience du froid, pas un froid comme celui-ci, il le savait”
Construire un feu, Jack London
Dans une mise en scène ludique et ingénieuse conjuguant le pouvoir d’évocation de la fable et l’impact des images, Marc Lainé et ses trois acteurs servent toute la puissance de la plume de Jack London, écrivain-aventurier adoré. Avec “Construire un feu”, c’est tout l’imaginaire des trappeurs qui s’invite sur les planches et, bien plus que cela, la destinée humaine face à une Nature à la puissance sous-estimée.
Dans l’écrin du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, l’immensité blanche du Grand Nord est déployée sur scène en un sol neigeux, deux sapins touffus et des paysages miniatures déposés sur des tables en bois. L’ivresse des grands espaces est à portée de main et il est conseillé de s’en approcher le plus près possible… pour se laisser attraper par cette folie de l’Homme aventurier si bien contée par Jack London.
Une mise en abyme scénique inattendue qui happe le spectateur
Des écrans blancs et deux caméras quadrillent l’espace scénique immaculé. Une voix soudain résonne - “Le jour pointait, gris et froid” - puis un homme s’avance, face à nous, emmitouflé jusqu’au visage, qu’il affiche impassible, duquel ressortent deux grands yeux noirs, déterminés... ou vides ? La narration s’emballe et la marche du personnage avec; nous sommes au Klondike, en pleine ruée vers l’or, et cet homme-là voyage seul, par un froid de soixante degrés au-dessous de zéro. La prose si pure et si âpre à la fois de Jack London est ici exprimée par un personnage-narrateur qui, tel le bon ou le mauvais génie du trappeur (parfait Pierre Louis-Calixte, rieur et inquiétant), l’avertit de sa hardiesse ou se gausse de son entêtement. Tout en le filmant, le narrateur mène le trappeur (intense Nâzim Boudjenah), comme s’il était un pantin, vers son destin. Ce film en noir et blanc qui se joue sous nos yeux est saisissant de vérité alors même que nous en voyons les coulisses de fabrication, de l’homme qui tombe dans un trou sur une maquette en bois au feu allumé sur le décor miniature. C’est là tout le sel de cette mise en scène : extraire le spectateur de ses habitudes, le pousser à s’abandonner à cet espace fabriqué qu’est finalement toujours le théâtre et le rendre proactif dans ce processus de “montage mental” auquel en appelle Marc Lainé. Notre propre imaginaire s’appose alors par-dessus celui que nous voyons et vivons. Si l’Homme n’a pas droit à la parole, le conteur offre un espace de réflexion à l’animal, le chien, celui qui voit en l’Homme un dieu, un maître. Il est joué par le troisième acteur, Alexandre Pavloff, avec une désinvolture et une ironie percutantes, celle d’un animal qui marche à l’instinct et qui n’hésitera pas à chercher la compagnie d’autres hommes si celui-ci n’est pas capable de construire un feu. Car il s’agit bien ici de savoir construire un feu, ce mythe prométhéen symbole de l’intelligence humaine. L’Homme n’aura de cesse de tenter de faire jaillir la chaleur pour éloigner le froid glaçant qui l’entoure et préfigure la mort.
faisant résonner un texte d’une précision implacable, si bien retransmis par le jeu des acteurs-narrateurs
Cette nouvelle de Jack London, datant de 1908, a un pouvoir d’évocation incroyable et nous donne à voir et à ressentir les moindres pensées de cet homme qui a décidé de s’aventurer seul dans cette région qu’il sait dangereuse. L’écrivain opère un crescendo dans la conscience de cet homme qui marche comme un robot, certain de sa capacité à dompter les éléments naturels. Mais bientôt, son crachat crépite, ses mains s’engourdissent, son visage se recouvre de glace. On lui avait bien dit qu’il ne fallait pas voyager seul par ce froid mais il continue, méthodiquement, avec une application et une attention aux moindres dangers qui forcent l’admiration. En plein combat intérieur révélé par le récit de l’acteur-narrateur, l’homme garde son sang-froid… jusqu’à cette scène déchirante où ses doigts gelés ne lui permettent même plus de tenir des allumettes entre ses mains, laissant s’échapper à jamais la possibilité de se réchauffer autour d’un feu. Les mots implacables de Jack London sont alors scandés - tel un couperet - avec une merveilleuse intensité par Pierre Louis-Calixte. Ce n’est finalement qu’au bout de cette ruée vers un or existentiel que l’Homme intègrera une pleine conscience des choses de la vie, une sensibilité inespérée au mystère de la Nature que son statut d’homme, maître du feu, avait écartée, au contraire du chien.
Claire Bonnot
“Construire un feu” de Jack London, mis en scène par Marc Lainé
Du 15 septembre au 21 octobre 2018 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française Galerie du Carrousel, 75001 Paris