Exaltés, passionnants, plein de fougue et de jeunesse, Salomé Villiers et Pierre Hélie discutent théâtre des étoiles plein les yeux qu’ils ont tous deux d’un joli bleu. Les co-metteurs en scène de Beaucoup de Bruit pour rien, pièce irrésistible du Barde britannique, partent pour une nouvelle édition du Festival OFF d’Avignon avec un petit bijou dans les mains. Entretien.
Résumé de la pièce :
Messine, Sicile. Don Pedro et son armée reviennent de la guerre. Le jeune Claudio tombe sous le charme de Héro, la fille de Léonato, chez qui ils sont accueillis pour passer l’été. Et puisqu’il faut bien passer le temps, Don Pedro se lance dans un challenge de titan : faire tomber amoureux Bénédict et Béatrice, les deux célibataires endurcis ! Mais cette insouciance est menacée par la jalousie de Don John, le frère bâtard de Don Pedro…
Apartés vous a découverte, Salomé Villiers, pour le virevoltant et délicieux Le Jeu de l’Amour et du Hasard adapté de Marivaux. Quelle est la genèse de cette nouvelle histoire de théâtre (qu’on attend avec impatience) avec la toute aussi bouillonnante pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien ?
Salomé Villiers, co-metteuse en scène et interprète de Béatrice : C’est un rêve de gamin de jouer Shakespeare et de le mettre en scène. C’est un des auteurs qui nous a donné envie de devenir comédien, de devenir artiste.
Pierre Hélie, co-metteur en scène et interprète de Claudio : Oui, moi j’ai fait un stage autour de Shakespeare au cours duquel j’ai joué Hamlet. C’est un auteur fascinant, tellement riche, tellement puissant. Au tout départ, c’est toi, Salomé, qui m’a parlé de cette pièce que tu avais très envie de monter. De mon côté, je n’avais ni lu ce texte de Shakespeare ni vu le film de Kenneth Branagh (1993) mais j’en suite vite tombé amoureux.
Salomé Villiers : On s’est vite dit qu’on allait mettre en scène la pièce ensemble; le travail a maturé pendant deux ans, on a imaginé chaque chose à deux. C’est assez formidable de vivre une telle expérience, avoir deux cerveaux et deux cœurs au lieu d’un, c’est magique ! On était dans la même bande de camarades au Conservatoire (Paris XI) et on a chacun intégré des structures en sortant : Pierre, la Compagnie de Anne Bouvier, On Va pas Se Mentir - avec laquelle on monte le spectacle - et moi-même, la Compagnie de La Boîte aux Lettres que j’ai créée avec François Nambot et Bertrand Mounier. Et nous avons déjà joué tous les deux dans Kamikazes l’an dernier à Avignon - un superbe souvenir ! - une pièce de Stéphane Guérin, mise en scène par Anne Bouvier.
Pierre Hélie : Monter un classique c’est un pari à chaque fois car cela demande beaucoup de comédiens, il faut attirer les producteurs et, à la fois, ça s’adapte très bien à une troupe. J’avais très vite les idées des rôles pour chacun en tête…
Salomé Villiers : Ça a vraiment été pour nous un rêve qui prend réalité car on vient du théâtre privé on sait ce que c’est qu’une économie de théâtre privé. C’est aussi pour ça qu’on s’est associés. Et d’ailleurs c’est ce qui est formidable dans ce spectacle, c’est qu’il y a une troupe au sens large du terme : les dix comédiens sur le plateau, une très forte équipe de co-production - Atelier Théâtre Actuel, Puzzle Eventainment, PHT Productions et On Va Pas Se Mentir – une merveilleuse créatrice de costumes Virginie H, Charles de Boisseguin, le leader du groupe de pop électro qui cartonne, L’Impératrice, qui nous a créé une musique originale. Mais aussi un fantastique créateur lumière, Denis Koransky. C’est vraiment la lumière qui habille le spectacle, qui lui permet de prendre son envol… et notre pierre angulaire à tous les deux, notre assistant à la mise en scène au regard si subtil, Pierre-Louis Laugérias.
Pierre Hélie : Denis Koransky apporte une dimension onirique, c’est l’un des meilleurs dans le théâtre français d’aujourd’hui. Il a travaillé sur Le Roi Lion à Mogador, Amok ou L’Ombre de la baleine, notamment. C’est vraiment extra de travailler avec des gens qui sont au sommet de leur art et qui le mettent au service de l’histoire que l’on a choisie. Avec leur émotion et leur talent, c’est magique…
Salomé Villiers : On a aussi un décor évolutif composé par François Verdeau qui accompagne l’intrigue virevoltante. Comme la rumeur se fait et se défait dans cette histoire ainsi que les couples, on voulait que ce soit traduit par une pierre qui d’un roc devient un élément mouvant. On est donc partis sur le marbre. On évolue au sein d’une villa italienne en marbre à effet trompe-l’œil avec des éléments sur roulettes pour que tout se transforme en un clin d’œil. Sans oublier notre scène chorégraphiée du bal masqué avec les masques animaliers de Virginie H et qui a été magnifiquement composée par Johan Nus.
“On a voulu monter cette pièce aujourd’hui parce qu’elle a toujours autant de résonances à notre époque où la moindre information peut circuler sur Internet et détruire la vie de quelqu’un en deux secondes.”
Quelles ont été vos références pour cette mise en scène : un mélange d’atemporalité et de réalité ?
Salomé Villiers : On a voulu monter cette pièce aujourd’hui parce qu’elle a toujours autant de résonances à notre époque. Aujourd’hui, la moindre information peut circuler sur Internet et détruire la vie de quelqu’un en deux secondes. Et dans une certaine dimension, il y a aussi des clins d’œil historiques. On a une idole, tous les deux, une metteuse en scène américaine qui est une grande source d’inspiration, Julie Taymor. C’est elle qui a mis en scène Le Roi Lion à Broadway et à Mogador et elle a réalisé un film magnifique, Titus (1999), d’après la pièce Titus Andronicus de Shakespeare.
Pierre Hélie : Dans ce film, elle resitue l’intrigue qui se passe à l’époque des empereurs Romains, à l’époque Mussolinienne ou du moins à un univers qui pouvait faire penser à cette époque. Car elle a fait de Titus un monde atemporel et le spectateur qui vit au XXème siècle ressent ce lien par les références indirectes qui lui sont faites. Ce mélange entre les époques permet une liberté folle. De la même manière, on n’a pas voulu placer le texte de Shakespeare à telle ou telle époque, cela aurait été réducteur. Le texte de Beaucoup de bruit pour rien est universel, intemporel et il serait même prétentieux de notre part de vouloir le moderniser car il est déjà moderne. En créant ce monde atemporel aux clins d’œil historiques ou actuels, c’est aussi une manière de le rapprocher de nous et des spectateurs dans leur inconscient.
Salomé Villiers : Oui, ce sont juste des parfums de modernité. Les pièces classiques n’ont besoin de personne pour résonner encore aujourd’hui, c’est ça qui fait la force des grands textes. Par exemple, on a joué sur les flash d’appareil photo : des instants d’arrêt sur image à la façon des selfies d’aujourd’hui, pour immortaliser les moments heureux comme malheureux d’ailleurs. Pour montrer combien l’image peut être trompeuse et perverse, ce que raconte en partie la pièce.
Dans quelle ambiance allez-vous nous plonger ? Avec Beaucoup de bruit pour rien, on s’attend à autant de légèreté que de gravité, autant de rires que de larmes, autant de joutes verbales que de mots doux…
Salomé Villiers : C’est vraiment une « comédie dramatique » pour moi. Je suis fasciné par ce terme car je considère que la vie est en elle-même une comédie dramatique. C’est donc l’histoire de la vie… C’est une comédie dangereuse qui se joue entre tous les personnages à l’image d’un volcan prêt à exploser. Ce sens-là nous a aidés à diriger les comédiens vers quelque chose de constamment sulfureux. Ce qui est magnifique chez Shakespeare, c’est qu’on a toujours le sublime qui frôle le drame qui frôle la bouffonnerie et le gag. C’est du génie car on n’a pas l’impression que c’est passé et ça passe pourtant en un éclair. On veut montrer ce côté bouillonnant.
Pierre Hélie : Shakespeare capte la vie et c’est extraordinaire à jouer pour un comédien car on passe par toutes les phases. En terme de direction, il était donc très important de ne fuir ni la comédie ni la tragédie et de totalement entrer dans le texte. Nous espérons que les spectateurs prendront avec nous le virage de ces montagnes russes… D’ailleurs, nous avons choisi de travailler sur l’avant avec Salomé en ajoutant un petit préambule de près de deux minutes qui ne figure pas dans le texte. Les personnages de Bénédict, Don Pedro et Claudio reviennent de la guerre au début et nous avons voulu la faire exister avec leur départ l’été d’avant. Selon nous, il est très important que les spectateurs aient le même contexte que les comédiens. On se disait avec Salomé : est-ce que tout ça se serait passé s’il n’y avait pas eu un besoin absolu de liberté après avoir vécu quelque chose d’aussi traumatisant que le champ de bataille ? Car on est vraiment dans une hystérie dans le texte, une sorte de dictature de la légèreté. Ces jeunes gens ont frôlé la mort à un âge où on n’est pas censé vivre ça. La pièce ne peut se passer de cette base pour nous.
Salomé Villiers : Il y a une fureur de vivre après ça…
Quels jeux se jouent et se déjouent entre tous ces personnages shakespeariens ?
Salomé Villiers : Au sortir de la guerre et du champ de bataille, les personnages débarquent en plein été dans cette sorte de maison magique où il va se jouer d’autres guerres… D’abord une guerre des sexes, une guerre contre l’amour, ou l’un, Bénédict - incarné par Étienne Launay, défend les hommes, et l’autre, Béatrice, les femmes. Mais en fin de compte, Bénédict, qui est la caricature de la misogynie parce qu’il a peur de l’amour, est complètement attiré par cette femme, Béatrice. Elle aussi est attirée par lui mais ne baisse jamais la garde. Aucun des deux n’ose assumer cet état de cœur, ce qui les rend encore plus touchants. Cette pièce est en fait complètement féministe au travers des 3 personnages féminins que sont Béatrice, Héro et Margaret - dans notre mise en scène - contre 7 personnages masculins. Margaret - jouée par Violaine Nouveau, représente la liberté sexuelle, la liberté d’être une femme et de faire ce qu’elle veut de son corps quand Héro, interprétée par Clara Hesse, est l’agneau sans taches, la jeune fille naïve qui va devenir une femme éclairée après avoir été sacrifiée sur l’autel accusateur de la société.
Pierre Hélie : Elle a appris ce qu’est l’amour, que ça peut faire mal et que les hommes - l’homme en général - ne sont pas toujours bons.
Salomé Villiers : On est ensuite dans une guerre de pouvoir entre Don Pedro et son frère bâtard, Don John. Enfin, notre dernier point d’attaque dans cette mise en scène est la guerre contre le hasard : où les hommes se prennent pour des dieux et veulent contrôler les destins de chacun à l’image du personnage de Don Pedro.
“Au sortir du champ de bataille, les personnages débarquent en plein été dans cette sorte de maison magique où il va se jouer d’autres guerres : la guerre des sexes, la guerre pour le pouvoir, la guerre contre le hasard.”
Quelles sont les motivations des autres protagonistes de cette comédie romantico-dramatique ? Et comment avez-vous orienté les interprétations ?
Salomé Villiers : Pour Claudio, je suis ravie de ce que Pierre fait passer dans ce personnage. Shakespeare raconte des êtres humains et des cœurs humains avant toute chose. Et dans ce cadre, Claudio n’est pas le jeune premier parfait qu’on imagine.
Pierre Hélie : Oui ce qui m’a paru fascinant à travailler pour Claudio, c’est l’aspect terriblement humain de ce bonhomme. Je ne voulais pas le romantiser car pour moi, il réagit comme « un homme » à savoir qu’il y a dans son personnage une dimension de l’homme dans sa toute puissance face à la femme dans toute sa fragilité : Héro, qu’il accuse. Il est totalement imprégné de son éducation d’homme par rapport à ce que doit être la femme. Il est peut-être même prisonnier des codes de la société dans lequel il a évolué. La modernité de ces personnages créés par Shakespeare est vraiment touchante.
Salomé Villiers : Oui, il a un côté presque plus misogyne que Bénédict. Il a la profonde conviction d’avoir été trompé jusqu’au bout de sa chair car il a vécu la guerre et s’est gardé pour elle. On est dans quelque chose d’extrêmement charnel et pas du tout dans quelque chose d’éthéré.
Pierre Hélie : Claudio a envie d’épouser Héro parce qu’elle est séduisante bien sûr mais il ne faut pas oublier qu’elle est la fille du gouverneur Léonato. Après son exploit guerrier, il a envie d’une belle femme à son bras, qui soit bien née et qui, ici, va hériter de son père. Évidemment qu’il croit être amoureux mais mon choix de comédien est de me dire qu’il ne l’est pas tant que ça et qu’il est plus amoureux de lui-même ou d’une idée de l’amour.
Salomé Villiers : Si on passe à Don Pedro - joué par Arnaud Denis, c’est vraiment un personnage énigmatique mais je dirais que c’est une figure politique et politicienne.
Pierre Hélie : Il est même paternaliste. Il veut avoir le contrôle ou peut-être qu’on lui dise que c’est grâce à lui que les couples se sont faits, une manière de fidéliser ses sujets. Un être humain n’agit jamais pour rien, que ce soit de façon consciente ou pas.
Salomé Villiers : Il rêve que les gens soient dépendants de lui et en même temps, il souffre. C’est la solitude des grands. C’est une personne de bien mais il utilise les mêmes armes que son frère le bâtard, Don John… Don Pedro fait croire à une mise en scène pour que deux personnes tombent amoureuses et son frère fait aussi recours à de la mise en scène pour briser un couple. C’est très intéressant car la pièce est écrite en miroir en permanence.
Pierre Hélie : Don John n’est pas le méchant caricatural en fait et d’abord, est-ce qu’on lui a laissé le choix ? C’est le bâtard, il naît avec ça, ça prédispose les structures familiales… Il faut aller au cœur de l’humain et des problématiques de chaque personnage. C’est François Nambot qui l’interprète, on voulait le distribuer dans un rôle plus obscur, à l’opposé de Dorante dans le Jeu de l’Amour et du Hasard.
Salomé Villiers : Oui, pour moi, ce n’est pas quelqu’un qui agit par plaisir de faire du mal, le plaisir vient de la vengeance qui porte elle-même une douleur, au niveau de sa place dans la société et au niveau familial.
Pierre Hélie : En réalité, c’est Borachio - joué par Georges Vauraz - qui est à l’origine de cette mise en scène. Il manipule les personnages quasiment comme des pantins.
“Déposons les armes, profitons de l’instant, arrêtons de perdre notre temps, on est là pour s’aimer !”
Salomé Villiers : Et pour Léonato, le père de Héro, c’est Éric Laugérias qui apporte un côté doux rêveur à la Pierre Richard avant de révéler son côté tragédien qui souffle le public. Ça faisait très longtemps que j’avais envie de travailler avec lui. On a beaucoup parlé de Shakespeare et du Marchand de Venise qui est notre œuvre favorite à tous les deux. C’est un rôle fantastique parce qu’il y a deux Léonato : une première partie de comédie et une deuxième de tragédie, dans un mouvement très tranché.
Pierre Hélie : Éric a amené énormément de bonhommie, de douceur et de maladresse charmante à ce personnage.
Salomé Villiers : Certains des acteurs ont deux rôles. Par exemple, Arnaud Denis est Don Pedro mais aussi Verjus, l’assistant de Cornouille, joué par Bertrand Mounier. Ce sont les flics, deux personnages comiques, et leur interprétation hilarante à tous les deux vaut le détour.
Le mot de la fin ?
Pierre Hélie : On est très contents car après les premières représentations, on a vu que la pièce parlait aux jeunes. J’aurais aimé voir cette pièce à leur âge, je crois qu’elle m’aurait vraiment secouée. C’est important de la porter aujourd’hui dans le monde dans lequel on est où on raconte tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux et où des gens se font démolir.
Salomé Villiers : Oui totalement mais très vite, à la fin de sa pièce, Shakespeare finit par une acrobatie. Boum, d’un coup, c’est une comédie heureuse. Son message ? Déposons les armes, profitons de l’instant, arrêtons de perdre notre temps, on est là pour s’aimer !
Propos recueillis par Apartés/Claire Bonnot
« Beaucoup de bruit pour rien » de William Shakespeare par Salomé Villiers et Pierre Hélie est à découvrir au Théâtre du Roi René du 5 au 28 juillet, à 20h25.
4 bis rue Grivolas
84000 Avignon
Durée : 1h30
Merci à Mara Villiers, Salomé Villiers et Pierre Hélie