"Anna Karénine" d'après Léon Tolstoï par Gaëtan Vassart : la passion amoureuse inégale

À voir : si vous avez le cœur passionné

Jusqu'au 12 juin
Au Théâtre de la Tempête


"Les bals où on s'amuse n'existent plus pour moi"

Anna Karénine, Léon Tolstoï



Avec une affiche alléchante - la comédienne iranienne Golshifteh Farahani dans son premier rôle sur les planches, en français - le "Anna Karénine" de Gaëtan Vassart au Théâtre de la Tempête raconte, avec pudeur et proximité, cette leçon de vie qui traverse les siècles sans toutefois parvenir à l'intensité dramatique du chef-d'œuvre signé Léon Tolstoï.

Nous tournant le dos, une jeune femme aux cheveux noirs de jais que l'on imagine être Golshifteh, habillée d'une robe de velours, regarde un cheval tituber puis agoniser dans une étable. Prologue...

Un rôle-titre emblématique pour une actrice au parcours similaire

On l'attend pendant les premières scènes et la voilà qui arrive par le côté jardin de la scène, dans un brouillard de fumée de train, majestueuse, en noir et fourrure, le visage déjà - toujours - tragique. C'est Golshifteh, c'est Anna. Farahani et Karénine se confondent dans ce rôle emblématique, symbole de l'émancipation de la femme et de la liberté. Liberté que la jeune actrice a retrouvé (et éprouvé) en décidant de s'exiler de son Iran natal il y à huit ans après avoir subi des intimidations. Pour le metteur en scène, Gaëtan Vassart, le choix était donc tout fait. Son français, impeccable avec une jolie pointe d'accent, force le respect. Elle ne le parlait pas avant de venir vivre en France et ne le lit toujours pas. 

Dès la première scène, le drame est annoncé, dans le texte et dans son jeu. Un homme périt broyé par le train qui vient de la transporter à Moscou où elle vient convaincre sa belle-sœur de pardonner les infidélités (répétées) de son frère-volage, Stiva : « Je pense au contraire que c'est la mort la plus douce, la plus instantanée qui soit. C'est un mauvais présage. » Elle, « la plus belle femme de Russie » comme l'écrit Tolstoï, se voit dire à Kitty, la belle adolescente qui va faire son entrée dans le monde et qui est secrètement amoureuse du Comte Vronski : « Les bals où on s'amusent n'existent plus pour moi. » Et pourtant, il aura suffi d'une valse avec le beau Comte, à la moustache fine, pour faire voler en éclats son aura de respectabilité, elle, l'épouse du très honoré Alexis Karénine, elle, la mère du petit Serge. C'est alors qu'enfilant par-dessus une nuisette noire une robe lamée pailletée, la belle Anna se maquille au vu et su de son mari, pas dupe, et lui envoie à la figure : « Tu me causes le chagrin pénible de me sentir coupable. » ; « Suis-je pire ou meilleure ? Je pense que je suis pire. » On regrette quelque peu cette représentation un peu grossière du virage passionnel d'Anna mais peut-être est-ce pour l'opposer à sa robe mauve : « Le mauve vous va bien : il représente la paix, la tempérance de la passion. » lui dit Kitty dans une scène ultérieure. Ensuite, elle accouche de la petite fille de Vronski, se fait pardonner par son mari puis s'enfuit à nouveau avec son amant pour vivoter, mise au banc de la société, et se perdre dans la folie, la morphine et la prison de sa liberté : « Je n'ai pas d'autre choix que celui que je ne veux pas. Elles m'ont regardée comme une bête curieuse. » La dernière scène voit la belle Golshifteh faire face au public et à son destin - ce train qui entre en gare - en laissant couler des larmes et parler son malheur. L'image est forte mais le tragique ne prend pas aux tripes. Peut-être est-ce dû à l'atmosphère générale de la pièce, fort plaisante, mais peut-être un peu trop inégale dans les passions (amoureuses ou autres) de chaque personnage.

qui dénote un peu au sein d'une troupe plus légère et d'une mise en scène simple mais efficace

De ces destins enchevêtrés qu'a voulu Tolstoï, on ne retient étrangement que le burlesque de la situation de Stiva - le frère d'Anna - et de sa femme, Daria, et le romanesque de l'histoire de Lévine, campagnard au cœur d'or et de Kitty. Il faut dire que la femme bafouée et trompée, Daria (la très rigolote Emeline Bayart), en fait des tonnes : « Darling, ah, gros dégueulasse, raclure etc » et que son mari, Stiva (jouée par le très attendrissant Alexandre Steiger) est parfait dans son rôle d'incorrigible infidèle. Grâce est rendue au roman avec la très jolie mise en scène et interprétation du bonheur selon Tolstoï avec le robuste et rassurant Stanislas Stanic alias Lévine et la petite poupée aux joues roses, candide à croquer (qui murit !), Sabrina Kouroughli alias Kitty. La scène de la patinoire avec les chaises est ravissante.

L'humilité du décor est superbe et fabrique une très belle mise en scène : « La valse à mille temps » de Jacques Brel qui accompagne le fameux bal, au rideau scintillant, est une des plus jolies scènes qui voit Kitty hurler puis s'effondrer à la vue des deux amants. Le lustre en devant de scène qui s'allume comme par enchantement de bougies incandescentes fait partie de ces petits moments d'éternité que décrit si bien Tolstoï dans ses chefs-d'œuvres immortels. Et la discussion entre Lévine et Stiva - assis sur le rebord de scène - sur la vie bonne et les leçons de vie à tirer du roman est un petit bijou de mise en scène.

Dans ce décor plutôt harmonieux, le tragique appuyé de Golshifteh Farahani dénote étrangement et paraît larmoyant car son amant est inexistant. Le Comte Vronski, joué par Xavier Boiffier, n'a aucune consistance et l'on se demande comment l'attirance a eu lieu. Heureusement que l'autre Alexis, l'époux, joué par l'excellent Xavier Legrand, apporte le drame et soutient intensément le jeu de la belle iranienne à qui il a certainement manqué un partenaire.

Claire BONNOT

"Anna Karénine" d'après Léon Tolstoï mise en scène par Gaëtan Vassart

Jusqu'au 12 juin
au Théâtre de la Tempête
Salle Serreau, Cartoucherie, Route du champ de manœuvre, 75012 Paris

Du mardi au samedi, à 20h. Le dimanche à 16h.
Durée : 2h10.