Yaël Farber, dramaturge Sud-africaine acclamée, questionne la réconciliation de son pays natal, en transposant, avec habileté, la pièce cruelle d'August Strindberg, « Mademoiselle Julie » dans l'Afrique du Sud post-apartheid actuelle.
La salle du Théâtre des Bouffes du Nord s'est habillée de lumières ocres où se jouent des sons lancinants. Le public, proche de la scène - surtout quand on est à l'orchestre sur les bancs disposés en demi-cercle - est instantanément projeté dans la chaleur étouffante de cette terre aride et semi-désertique d'Afrique du Sud, le Karoo. En tout et pour tout, un unique décor, comme dans le classique : celui d'une cuisine sommaire, chaises, table en Formica, gazinière, banc et ventilateur. Des matériaux et une atmosphère bruts qui annoncent la couleur.
Des acteurs extrêmement justes aux corps oscillant entre sensualité et domination
Le valet dix-neuvième de Strindberg est ici un beau garçon noir, John, (Superbe Bongile Mantsai qui détache autant ses mots qu'il délie son impressionnant physique pour un résultat d'une intense sensualité) qui cire les bottes de son maître, un blanc néerlandais. « Mies Julie » (la puissante Hilda Cronjé) est la fille des propriétaires blancs qui trépigne d'impatience devant la fête qui se prépare au-dehors, célébrant les vingt-trois ans de la fin de l'apartheid. Son corps de danseuse musclée se dévoile sous une jupe fendue transparente et un petit caraco rouge vif. Sûre d'elle, elle toise son inférieur, et ses paroles, cinglantes, cachent un attachement certain. Durant cette nuit où l'orage guette, ils franchiront la ligne rouge. Dans une brûlante et bestiale chorégraphie amoureuse - on se croirait au cinéma - ces deux êtres se livrent à l'amour mais sans pouvoir s'y abandonner, rattrapés très vite, comme dans le roman initial, par leurs origines ethniques et sociales. « Mon peuple est enterré ici, sous les planches du parquet », hurle John. Eh bien, le mien est enterré par là, sous la saule, depuis trois générations » semble lui cracher au visage, l'intense Julie. Situation irréconciliable. Au beau milieu de ce drame, la mère de John, touchante mère courage et domestique dévouée (la formidable Zoleka Helesi), ne cherche même pas à se battre pour une autre vie (« Nous pourrions être une famille », lui dit Julie). L'espoir n'est pas possible.
Une transposition du texte captivante, aussi cruel que l'original
Et pourtant, on y a cru. Voilà toute l'habileté féroce du roman de Strindberg et de l'adaptation réussie de Yaël Farber. Les physiques transpirent, exultent et souffrent au rythme des mots rudes, impitoyables et jusqu'au boutistes (« C'est une blague ». John, pour séduire Julie plus facilement, lui a raconté un conte d'amoureux qu'il a lu quelque part). On croit sans cesse que l'amour est possible, Julie s'y accroche, mais tout retombe, jusqu'à la trame finale. Du grand spectacle. Il est rare d'expérimenter autant d'émotions sur une scène de théâtre. Placez-vous tout près, vous serez envoûtés.
Claire BONNOT
"Mies Julie" d'après "Mademoiselle Julie" d'August Strindberg, mis en scène par Yaël Farber
Jusqu'au 16 avril
au Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis, boulevard de la Chapelle, 75010 Paris
Du mardi au samedi à 20h30. Matinées les samedi à 15h30.
Durée : 1h30.
En anglais, surtitré français.